Sarah Farmer cherche à comprendre comment « l’idéal rural persiste […] dans l’imaginaire sur la campagne française et dans les pratiques d’une société française » urbanisée et confrontée à la mondialisation.

Des Anglo-saxons au chevet des campagnes françaises

Sarah Farmer est professeure d’histoire à l’université de Californie à Irvine. Francophone, elle connaît très bien la France et séjourne régulièrement dans le Limousin. Elle est l’auteure d’un ouvrage sur le village martyr d’Oradour-sur-Glane, intitulé Oradour 10 juin 1944. Arrêt sur mémoire, paru chez Perrin en 2004. Elle appartient à une longue tradition d’historiens et de sociologues anglo-saxons qui ont étudié les campagnes françaises. Que l’on pense à Gordon Wright (La Révolution rurale en France, 1967), Suzanne Berger (Les Paysans contre la politique, 1975), Eugen Weber (La Fin des terroirs, 1983[1]), Robert Paxton (La France de Vichy, 1973 ; Le Temps des chemises vertes, 1996), ou plus récemment Venus Bivar (Organic Resistance : The Struggle Over Industrial Farming in Postwar France, 2018, non traduit me semble-t-il). Il est toujours intéressant de lire sur notre histoire nationale des travaux et des analyses de chercheurs d’autres pays voire d’autres continent car ils abordent des questions oubliées ou sous-estimées mais aussi parce qu’ils adoptent un angle différent, une approche autre et travaillent des thèmes parfois négligés ici. Par ailleurs, une partie des historiens anglo-saxons essaient d’avoir un lectorat plus large que les seuls spécialistes d’où un souci de lisibilité, une langue très accessible et un propos clair. C’est le cas de cet ouvrage très agréable à lire. On lui pardonnera de ce fait quelques approximations.

               Sarah Farmer cherche à comprendre comment « l’idéal rural persiste […] dans l’imaginaire et dans les pratiques d’une société française » urbanisée et confrontée à la mondialisation. Pour elle, ceux qui participent au « moment paysan », des années 1960 aux années 1980, n’entendent pas renouer avec la tradition mais plutôt « replacer le monde rural au cœur des préoccupations contemporaines »[2].

La paysannerie est morte, vive la paysannerie !

               Cette partie porte sur les transformations des campagnes, liées à la modernisation de l’agriculture, après 1945. L’auteure présente la mécanisation ainsi que l’exode rural et, en particulier, les départs, nombreux, des femmes vers les villes. Tout cela est relativement connu. Elle insiste aussi sur les bouleversements du paysage français avec la politique d’aménagement du territoire qui permet le développement de nouvelles activités, liées au tourisme en Savoie ou en Languedoc-Roussillon. D’où, selon elle, l’émergence d’une sensibilité environnementale du fait des mutations des campagnes observées par les contemporains et de la volonté de certains de rechercher de « nouvelles façons » d’y habiter.

« Chasser la fermette »

               Les campagnes se sont vidées, de ce fait du bâti, à l’état inégal, se libère. La recherche d’une résidence rurale se développe alors. Elle est portée par des urbains appartenant aux classes moyennes et supérieures qui tentent d’acquérir un bien leur permettant d’avoir une résidence secondaire à la campagne. Ceux qui sont allés dans les villes conservent parfois une maison de famille, lieu totémique de rassemblement familial pour les vacances. Des étrangers (Anglais, Hollandais…) vont aussi acquérir une maison et l’investir, c’est en particulier le cas dans le Périgord, le sud du Massif central, certaines régions du Sud-ouest… Ce mouvement est perçu par des journalistes, des géographes et des chercheurs en sciences humaines. Mais aussi par des notaires, des créateurs de revues (La Maison de Marie Claire, Fermettes et résidences secondaires), des élus (tel celui à l’origine du réseau Gîtes de France, Emile Aubert, Basses-Alpes, années 1950) et bien d‘autres … Ce mouvement a été facilité par le développement des réseaux de transports et a connu une nouvelle impulsion avec l’essor des lignes de TGV.

Le retour à la terre : utopies rurales dans la France des années 1970

Une catégorie singulière de chasseurs de fermette, les néo-ruraux, retient l’attention des médias et effraie parfois. Dans l’après Mai-juin 1968, des jeunes contestataires tentent de s’installer, et y parviennent pour certains, dans des marges, des périphéries un temps délaissées, (Ardèche, Drôme, Alpes de Haute-Provence, Hautes-Alpes, Cévennes, Ariège…). Pour analyser ce phénomène, S. Farmer s’appuie largement sur le livre de Catherine Rouvière qui a présenté les différentes strates de néo-ruraux [3]. L’auteure pointe, bien sûr, les différences avec les autres chasseurs de fermettes mais elle n’oublie pas les points communs. Elle évoque les différentes vagues de néo-ruraux ainsi que les apports de ceux-ci : réflexion sur la protection de l’environnement, capacité à redynamiser des espaces marginalisés pendant des décennies.

Entre progrès et nostalgie : mémoires de paysans français

Les années 1960-1970 ont été celles du dynamisme éclatant de l’histoire et de la sociologie rurales. Elles ont aussi été celles de la parution de nombreux récits et témoignages de paysans (ou de ruraux, les deux étant parfois confondus par le public urbain). Sarah Farmer en étudie plusieurs qui campagne françaiseont obtenu un large succès public. Émile Guillaumin, paysan socialiste du Bourbonnais a publié La vie d’un simple au début du 20ème siècle. Ephraïm Grenadou présente son ascension et la modernisation de son exploitation dans la Beauce (Grenadou, paysan français, 1966). Pierre-Jakez Hélias connaît le succès avec Le Cheval d’orgueil en 1975 où il évoque la paysannerie bretonne. Institutrice retraitée du Briançonnais, où elle mènera une lutte environnementale, Émilie Carles, décrit son enfance dans Une soupe aux herbes sauvages (1977). De ces auteurs, seuls les deux premiers avaient été paysans. Quant à l’égérie de la marque de machines à laver Vedette, la Mère Denis, elle avait été lavandière en Normandie. Pour l’auteure cette figure, comme les auteurs cités précédemment, alliait référence au passé rural et volonté de modernisation sur fond de paysages bouleversés.

Paysages bouleversés : l’autobiographie visuelle de Raymond Depardon

               Raymond Depardon, photographe aujourd’hui reconnu, est né dans une exploitation agricole familiale proche de Villefranche-sur-Saône qu’il a quitté très jeune, et qui a été reprise après un temps par son frère. Dans cette partie accompagnée d’un cahier de photographies, Sarah Farmer analyse le travail que le photographe a consacré à cette exploitation, l’évolution de son œuvre ainsi que les transformations d’un paysage qui lui était très familier. D’où, écrit l’auteure, une « mélancolie et une profonde nostalgie ». La « fragmentation du paysage rural », liée au développement de la ville, a débouché sur la création de « paysages hybrides, bouleversés, inclassables ». Toutefois, la modernisation a donné lieu à des processus « qui laissèrent à d’autres le soin de s’installer […] dans les fermes et habitats paysans rendus disponibles ».

 

En conclusion, S. Farmer affirme que la campagne ne fut pas qu’un lieu de départ mais qu’elle fut aussi « un lieu de dynamiques et d’adaptations » qui a contribué « à créer une France tournée vers l’avenir sans renoncer aux valeurs du passé ».

Le livre est agréable à lire, clair et bien organisé. Les analyses des revues qui participèrent à la « chasse à la fermette », celles portant sur les ouvrages écrits par des paysans ou des ruraux ainsi que celles du travail de Raymond Depardon sont des plus intéressantes. L’ouvrage a, par ailleurs, l’avantage de montrer des campagnes dynamiques, qui ne firent pas que subir mais surent se renouveler.

 

 

 

 

[1] Dont le titre original très parlant était : Peasants Into Frenchmen: The Modernization of Rural France, 1880-1914. Le titre du livre ici recensé est révélateur du point de vue de l’auteure Rural inventions. The french countryside after 1945. Mais le titre français choisi a l’avantage de renvoyer plusieurs générations de Français aux émissions radiophoniques de Pierre Bonte (Le bonheur est dans le pré), à un film (qui porte le même titre) et à une émission télévisée (L’amour est dans le pré).

[2] Et de ce point de vue, les questionnements post-Covid et le relatif essor du télétravail pourraient plaider dans ce sens.

[3] Catherine Rouvière, Retourner à la terre. L’utopie néo-rurale en Ardèche depuis les années 1960, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, dont le propos dépasse largement l’Ardèche.