Philosophe et historienne, Mona Ozouf est l’auteur d’une œuvre importante. Le « récit rétrospectif » ( elle récuse le terme d’autobiographie) de son enfance et de son adolescence Composition française a fait date.

L’ouvrage, précédé d’une contribution de Mona Ozouf – « Y a -t- il une crise du sentiment national ? »- reprend les actes des Rencontres de Fontevraud de juin 2016. Il aborde les différents thèmes de recherche abordés par Mona Ozouf : la Révolution française, la République, l’ Ecole, la place des femmes dans la société  les
romanciers anglo –saxons, la critique littéraire.

L’ouvrage est porté de bout en bout par l’estime intellectuelle et l’affection chaleureuse que portent les contributeurs à cette éminente historienne.

 

Y a -t-il une crise du sentiment national ?

« Les appartenances ne sont pas des assignations ; Cette phrase pourrait résumer le texte court mais très dense de Mona Ozouf. Elle part d’une interrogation
sur un éventuel effacement du sentiment national. Elle définit d’abord le terme de nation par rapport à des termes voisins. Celui de « pays » qui désigne la proximité humaine la plus élémentaire, mais aussi un territoire avec la forme de ses champs, sa lumière et précisément ses paysages, « équivalent visuel du pays ». Le mot « patrie » est voisin de pays, ( « on n’emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers » , disait Danton) mais il peut avoir une dimension plus large et la patrie peut exiger des sacrifices des individus, « mourir pour la patrie ». La nation n’est pas très éloignée. La patrie est la terre du père, et la nation la terre de la naissance. Comme pour la patrie, elle part d’un sentiment d’appartenance qui peut naître de la comparaison ou de la rencontre avec l’autre ou du sentiment d’une menace comme lors de la bataille de Valmy. La nation est cependant un terme plus intellectuel que charnel, plus politique aussi pour désigner l’entité au nom de laquelle s’exerce le pouvoir souverain. On peut alors s’interroger sur la date de naissance du sentiment national. La Révolution française fournit un bon point de départ lorsque les États Généraux décident de se nommer eux mêmes « Assemblée nationale ». La Nation est ainsi pour les révolutionnaires un formidable élément d’unité, surtout après l’ exécution de Louis XVI. Mais l’exaltation de la nation se traduit aussi par l’exclusion des privilégiés et par la guerre qui doit souder l’unité nationale. Il est toutefois possible de fixer la naissance de la nation à des temps plus anciens. Le général de Gaulle évoquait la France « venue du fond des âges » et Michelet voyait en Jeanne d’ Arc le personnage central dans la révélation de la France à elle-même. Toutefois, les historiens anglo-saxons comme Théodore Zeldin ou Eugen Weber nous ont appris que les particularismes locaux ont subsisté longtemps et que le sentiment national ne s’est formé qu’ à la fin du XIXe siècle avec le développement des chemins de fer, l’obligation scolaire et le service militaire. Mais ce n’est pas la seule ambiguïté du sentiment national, l’appartenance nationale est un déjà-là dont il nous est impossible de nous affranchir, mais c’est aussi un sentiment sur lequel nous pouvons et devons porter un regard critique lorsqu’il conduit aux préjugés racistes et xénophobes . Il y a donc une part de choix dans le sentiment national et l’on se souvient de la définition que donnait Renan de la Nation comme « un plébiscite de chaque jour». Toutefois cet équilibre complexe qui soutient le sentiment d’un « nous » collectif serait menacé. Il existe plusieurs menaces : la montée de l’individualisme et la promotion des choix individuels au détriment des institutions et de l’autorité , la crise de l’école et du récit national qui n’intègre plus les crises de l’histoire de France, dans un récit global tendu vers un avenir plus juste, et met en avant une histoire qui énumère les crimes collectifs commis au nom de la nation, une histoire devenue justicière et repentante qui empêche d’envisager l’avenir. Il faut ajouter la mondialisation et la construction européenne et la présence massive de nouvelles populations immigrées qui peinent à entrer dans les mécanismes des sociétés d’accueil et à intégrer les règles qui leur sont imposées, notamment en matière de séparation du politique et du religieux . Pourtant, le sentiment national n’a pas disparu.
Nicolas Sarkozy avait organisé un débat destiné à permettre aux Français de définir le sentiment national. Au delà des polémiques politiques, on peut y voir une impasse parce qu’il définissait « une essence et non une relation » dynamique, toujours en construction, toujours soumise à la critique comme lorsque les Dreyfusards s’opposèrent à la raison d’ État. Le débat raté sur l’identité nationale a permis le renouveau d’une identité patrimoniale, plus mémorielle qu’historique que les individus travaillent, s’approprient. Ce renouveau du sentiment national apparaît lors des crises et Mona Ozouf attache une importance particulière aux réactions qui ont suivi les attentats de 2015. L’ampleur des manifestations de janvier 2015 et le très grand nombre des participants ont ravivé un sentiment d’appartenance et d’attachement à ce que les tueurs voulaient assassiner . Il s’agit d’une prise de conscience de l’inacceptable, de ce qui pouvait menacer des aspects essentiels de l’existence. Il s’agit aussi de l’affirmation de l’attachement à ce qui peut être constitutif du sentiment national : l’attachement au libre examen, à la liberté de pensée et d’expression, héritière des Lumières et des lois républicaines sur la liberté de la presse, la France comme patrie littéraire. Il s’agit aussi d’un attachement à la France de la mixité sexuelle, de l’échange entre les sexes, hérités de la culture aristocratique des salons. Il s’agit enfin de l’attachement à la culture des cafés, des concerts, à la douceur de vivre. Ainsi seraient réunies les composantes du sentiment national, moins héroïque mais plus patrimonialisé et sentimentalisé, et possédant aussi une dimension dépassant le nationalisme étroit. En effet, le cri maintes fois repris de « Je suis Charlie » témoigne de la capacité de s’identifier à ce que l’on n’est pas, pour s’identifier par l’esprit aux nations voisines, impératif majeur pour dépasser le nationalisme étroit .

Portrait d’une historienne

Les contributions de l’ouvrage permettent de dessiner les traits marquants de la personnalité et de l’œuvre de Mona Ozouf.

L’amitié. Jeune professeur de philosophie au lycée de jeunes filles de Caen au milieu des années 1950, Mona Ozouf noue des liens amicaux avec l’historienne
Michelle Perrot et la biologiste Nicole Le Douarin, future professeur au Collège de France. Enfants pendant la guerre, elles ont été marquées par la faim et les
bombardement, le travail des femmes comme moyen d’émancipation est loin d’être acquis et apparaît encore comme une conquête. Elles manifestent de l’intérêt pour le féminisme, à travers la lecture du « Deuxième sexe » de Simone de Beauvoir, mais aussi, mais oui, en s’intéressant au personnage incarné par Brigitte Bardot dans « Et Dieu créa la femme ».

Les liens amicaux sont aussi ceux noués entre Mona Ozouf et François Furet, « camaraderie de combat » nouée d’abord au sein du parti communiste, puis, après 1956 et l’écrasement de la révolte hongroise, autour de travaux consacrés à la Révolution française dont ils renouvellent profondément l’historiographie, en particulier dans le « Dictionnaire critique de la Révolution française » . « Le duo a trouvé son équilibre final », écrit Antoine de Baecque, l’idéologue Furet, brillant, audacieux, polémique, pessimiste et accessible met en valeur la styliste Ozouf, sensible, à l’intelligence historique vive et littéraire qui choisit la mesure et la subtilité.

– Alphonse Dupront. Dominique Julia rend hommage à Alphonse Dupront qui dirigea la thèse de Mona Ozouf et fut pour de nombreux historiens un « maître » à la personnalité complexe et secrète. Sa thèse sur « le mythe de croisade » ne fut publiée que tardivement. L’intitulé de son séminaire « Psychologie collective et histoire de la civilisation européenne » résume l’ampleur de son domaine de recherches. Il avait mené, assisté par une équipe d’historiens, une ample étude de sémantique historique consacrée aux cahiers de doléances. Il montrait que les auteurs des cahiers étaient majoritairement des juristes de rang moyen, la basoche, et que les cahiers étaient peu marqués par la philosophie des Lumières, mais plutôt par le langage des institutions juridiques de la monarchie. L’un des thèmes majeurs des cahiers, la dénonciation des « abus », s’exprimait sous la forme juridique de ceux qui savent se défendre et plaider. Les cahiers laissaient cependant parfois transparaître la parole populaire qui permettait d’apercevoir « une énergétique prérévolutionnaire ». Alphonse Dupront était également un historien des sacralités et de l’idée de croisade. Il menait, avec l’aide de ses étudiants d’amples recherches sur les pratiques religieuses et notamment sur les pèlerinages et la ferveur qui les entourait. Au milieu des années 1960, il avait demandé aux évêques français une liste des pèlerinages encore vivants dans leurs diocèses. Il s’était lui-même rendu au pèlerinage consacré à Saint Marcou au Poislay dans le Perche et montrait la ferveur des fidèles à l’égard du saint, ferveur que le clergé s’efforçait de canaliser ou de « récupérer ». Alphonse Dupront n’était pas un savant indifférent aux réalités historiques. Le 22 juin 1940, professeur à l’ Institut
français de Bucarest, il avait adressé avec deux de ses collègues, une lettre au général De Gaulle, soulignant que l’appel du 18 juin avait « profondément retenti dans l’âme de tous les Français. Il sauve ( …) l’honneur et les plus authentiques traditions de la grandeur française ».

– Révolution française . Mona Ozouf a consacré plusieurs ouvrages à la Révolution française, à commencer par sa thèse consacrée à la Fête révolutionnaire. Olivier Ihl discute la notion de « religion révolutionnaire ». A la suite de Mona Ozouf, il estime qu’il n’a pas existé à proprement parler de culte rendu à la Raison, à la Liberté, à l’Egalité ou à l’ Être Suprême. Contrairement à la Grande-Bretagne et aux États-Unis où religion et régime politique sont étroitement associés. La Révolution française puis la République ont séparé le religieux et le politique et jeté les base de la laïcité. De manière plus générale, les travaux de Mona Ozouf ont permis d’analyser différemment la Révolution française. Elle en montrait le caractère inattendu, parfois accidentel et le caractère plus profondément politique que social. Elle montrait que la Révolution mettait en jeu deux régénérations : celle de 1789 ,de la liberté et des droits de l’homme, et celle de 1793, beaucoup plus
contraignante et qui a provoqué d’importantes résistances . Enfin, il faut souligner l’attention de Mona Ozouf aux textes ainsi que son art du portrait, celui de Madame Roland par exemple étant particulièrement remarquable.

-Bicentenaire. Le Bicentenaire de la Révolution a été un moment historiographique, social et politique très important. Dès 1983, dans un article publié dans la revue Le Débat, Mona Ozouf montrait qu’il était possible de commémorer la période 1789 – 1792, mais qu’au delà la commémoration devenait difficile, voir impossible. On se souvient aussi que la commémoration donna lieu à un affrontement entre deux écoles historiques, une école « jacobino- communiste », autour de Michel Vovelle et une école libérale autour de François Furet et Mona Ozouf. Le débat reste ouvert sur le point de savoir, si, comme le souhaitait François
Furet, « la Révolution française est terminée » et devient un objet d’histoire comme un autre ou si l’esprit révolutionnaire « habite » aujourd’hui encore certains
groupes politiques et sociaux. Quoi qu’il en soit, le Bicentenaire donna lieu à de nombreuses commémorations locales qui témoignaient du désir de mieux connaître
le passé, de se l’approprier (on passe de l’historique au mémoriel) et de célébrer la liberté. Il ne faut pas oublier non plus le contexte international de 1989, en URSS, en Europe orientale et en Chine .