Fabrice Mouthon enseigne l’histoire médiévale à l’Université de Savoie Mont Blanc, il a publié divers ouvrages sur les relations des populations alpines à leur environnement :Savoie médiévale, naissance d’un espace rural (XIe-XVe siècles), Société Savoisienne d’Histoire et d’archéologie, Chambéry, 2010, avec Nicolas Carrier, Paysans des Alpes. Les communautés montagnardes au Moyen Âge, Presses Universitaires de Renne, Rennes, 2010, Histoire des anciennes sociétés de montagne, des origines à l’aube de la modernité, L’Harmattan, Paris, 2011, Les communautés rurales en Europe au Moyen Âge. Une autre histoire politique du Moyen Âge, Presses Universitaires de Renne, Rennes, 2014, Le paysan du Moyen Âge, éditions Jean-Claude Gisserot, Paris, 2014, Le sourire de Prométhée – L’Homme et la nature, La découverte, 2017

 

L’introduction présente le cadre sémantique et physique de l’alpage, rappelant une utilisation très ancienne des terres d’altitude, façonnées de mains d’hommes sans les Alpes françaises. Fabrice Mouthon définit le cadre politique de ces espaces du XIIe au XVIe siècle. L’ouvrage vient combler un vide relatif sur l’histoire des alpages au Moyen Age même si divers travaux plus larges ont pu évoquer des espaces comme le montre l’auteur dans un bilan historiographique.

La trame chronologique sert de base à l’ouvrage (ch1 à 6), l’auteur développe ensuite quelques thématiques (ch 7 à 11).

Origines

Si les premiers textes concernant les alpages datent du XIIe siècle on connaît aujourd’hui des traces beaucoup plus anciennes grâce à l’archéologie, aux études paléoenvironnementales, des études à poursuivre. L’origine est pré-monastique malgré la tradition qui attribue aux moines la paternité de l’utilisation des pâturages d’altitude. Quelques repères toponymiques évoque une origine protohistorique, confortée par les dernières recherches1. Les ethnologues du XIXe siècle ont recueilli bien des légendes sur l’origine des alpages et de la tradition fromagère, souvent de la fin du Moyen Age et même plus récentes dont l’auteur donne quelques exemples. C’est sans doute à l’âge du bronze que les Alpes sont massivement habitées, sans vrai déclin à la fin de l’antiquité.

Le temps des moines 1050-1250

Durant cette période d’expansion démographique et de petit optimum climatique, de nombreux villages s’installent en altitude sur des territoires défrichés2, période où les seigneurs laïques, ecclésiastiques et les communautés rurales se disputent le contrôle et l’exploitation des herbages d’altitude, élément de la richesse locale, les archives des Comtes de Savoie relatent les conflits entre vallées pour l’exploitation des hauts par exemple entre Maurienne et Tarentaise à propos de la montagne des Encombres.

Du XIe au XIIIe siècle de nombreux établissements monastiques reçoivent des alpages en donation, parfois des vallées entières. « Au milieu du XIIIe siècle une bonne part des alpages des Préalpes dont entre les mains des Chartreux, des Cisterciens, des Chalaisiens et des chanoines régulier »3. L’auteur donne quelques exemples précis. C’est un système d’élevage qui se met en place avec production de fromages et de laine. Les documents monastiques permettent de construire une représentation des réalités de l’exploitation des alpages (Bonnivant et Villebonne pour les Chartreux, Léoncel pour les Cisterciens). Pourtant l’auteur remet en cause le « mythe » des moines initiateurs du défrichement des alpages. En effet dans les documents les moines reçoivent des droits d’usage et de rente sur des espaces déjà utilisés et mis en valeur par les paysans depuis le néolithique comme le montre les carottages de tourbières. Les relations entre paysans et moines sont plus de concurrence, de refus de respecter le « désert » clérical que de soumission/ L’auteur montre même quelques exemples de résistance en Chartreuse, Vercors, Belledonne, Embrunnais…

Un apogée de l’alpage ? (milieu XIIe – milieu XIVe siècle)

La forte occupation des terres d’altitude, l’accroissement des troupeaux sont attestés par des textes désormais plus nombreux notamment les comptes du Dauphin, des Comtés de Savoie et de Provence comme l’enquête de 1290 sur la châtellenie de Salin (Tarentaise) ou des enquêtes delphinales sur les alpages du Queyras et du Briançonnais. On y voit la complexité des droits et des usages de la montagne. L’auteur décrit les bases de l’économie montagnarde : développement de prés de fauche aux dépens de la forêt sur les versants, exploitation renforcée de l’alpage, construction de chalet, on peut parler de surexploitation qui entraîne une transhumance descendante quand les troupeaux, en hiver, rejoignent les plaines de piémont. Cette forte exploitation amène de nombreux conflits entre communautés comme entre les villages de Haute Maurienne ou contre les troupeaux transhumants venus de Provence.

La naissance des alpages communs

Ces alpages naissent des chartes d’albergement4 (baux emphytéotiques d’usage de la montagne) ce qui va permettre aux communautés de mieux contrôler cette richesse face aux autorités politiques extérieures aux hautes vallées par exemple en Briançonnais. L’auteur évoque les négociations, chartes de franchises et albergement, selon le lieu et l’équilibre des pouvoirs entre autorités et communautés, textes qui entérinent des droits d’usage immémoriaux. Enfin les conflits d’usage peuvent se régler en justice ou par achat. Ces textes s’ils consacrent la propriété éminente du seigneur contre redevance, confortent l’usage des communautés.

Les opportunités du malheur 1350-1450

La prospérité des débuts du XIVe siècle est remise en cause par la peste noire et les prémices du petit age glaciaire. Les alpages se vident, les villages les plus hauts ne sont plus habités en hiver mais la crise est courte. Dès le début du XVe siècle la montagne se spécialise dans l’élevage pour les marchés urbains, d’autant que le recul de la population permet un recul des emblavures en céréales et une extension des prés en vallée qui garantissent le fourrage hivernal. Dans les Alpes du Nord, bovins à lait, dans les Alpes du Sud relance de la transhumance ovine provençale de plus en plus capitalistique. C’est aussi le début de ce que l’auteur nomme le « crépuscule des moines » qui concèdent leurs alpages aux communautés. Les communaux peuvent ainsi être consolidés voire entrer en pleine propriété comme le montre la rédaction par les communautés de règlements sur les eaux, les bois et pâturages.

Sur l’Alpe au temps de la renaissance vers 1450 – 1560

C’est l’apogée de la croissance des troupeaux, vers 1550, : vitalité démographique des populations alpines et maintien de la demande urbaine, c’est aussi les débuts d’une appropriation par les familles les plus riches comme en vallée de Chamonix ou d’albergement à un seul individu (Les Allues en Tarentaise) même si le phénomène demeure minoritaire à l’époque moderne.

Les textes, notamment les inventaires après décès, permettent une première approche de la vie en estive : décompte des troupeaux, richesse des familles (3 ou 4 gros bovins, une dizaine ou douzaine d’ovins, quelques chèvres, porcs, chevaux ou mules.

L’auteur revient sans conclure sur une possible surexploitation des alpages.

Petites et grandes montagnes

Avec ce septième chapitre l’auteur abandonne la trame chronologique pour des entrées thématiques.

Il reprend, ici, les définitions du géographe Philippe Arbos en 1922. Les sources des XV et XVIe siècles renseignent sur la vie sur la « grande montagne » : son chalet collectif, sa fruitière5 pour fabriquer le fromage, la cave (freydier), les abreuvoirs, jas…

Les comptes de châtellenie renseignent sur le « petite montagne » avec des exemples en Val d’Arly, Maurienne ou Oisans. Les formes décrites au début du XXe siècle semblent déjà en place au XVe siècle.

Paysages de l’alpe

L’auteur montre l’intérêt de la toponymie : alpette, arpetaz, chalm (pâturage médiocre) qui donne Charmant Som, Chamchaude, mais aussi sur les verbes utilisés dans les textes pour désigner le déplacement du troupeau : inalper, estivare.
Très tôt, pour délimiter l’espace, on a cherché à le représenter comme la « figure » du haut Val Varaita6.

L’auteur montre que les dénominations médiévales dont encore d’actualité. Il aborde enfin la microtoponymie et les éléments de paysage (pré, ravine, glière…) que l’on trouve dans les terriers.

Vivre et travailler sur l’Alpe à la fin du Moyen Age

Sujet peu documenté dans les sources médiévales que l’auteur développe par comparaison avec des réalités plus récents.

Un monde analphabète marqué par quelques temps forts comme la montée en alpage dont la date est fixée par les autorités, vers le 15 juin alors que la descente se situe entre la mi-septembre et la mi-octobre. Les inventaires après décès renseignant sur l’outillage pour la fenaison, les sonnailles. L’auteur tente une évaluation de la richesse des communautés de Tarentaise, il évoque l’entretien des pâturages et les techniques fromagères peu connues avant le XVe siècle.

La guerre des alpages : anatomie des conflits pastoraux

Le thème a déjà été abordé à différentes périodes, des conflits classiques régulièrement réactivés, jamais vraiment réglés. Les enjeux : accès à une ressource, limites, droit de passage dont l’auteur souligne la dimension identitaire encore perceptible de nos jours dans la mémoire collective. Il en donne quelques exemples : violences, vols, arbitrages et procès.

La police de l’Alpe

Avec l’introduction de croit écrit les communautés multiplient les règlements, bans, rédigés par un groupe désigné parfois par l’autorité parfois par la communauté pour organiser l’exploitation de l’alpage dont l’auteur donne plusieurs exemples. Ces textes plus ou moins précis caractérisent les ayants droits, les mesures pour éviter le surpâturage, une gestion durable de la ressource, une tradition qui se poursuit jusqu’au XIXe siècle.

 

Un ouvrage précis, plein d’exemples qui rendent la lecture d’autant plus vivante que le lecteur connaît ces espaces, ces paysages. Une synthèse utile qui manquait jusqu’à maintenant.

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1Plateau d’Anterne, montagne de Pormenaz (Haute-Savoie), Aulp su Seuil (Chartreuse)

2Voir les toponymes en Villard, Sapey, Freinet ou Esserts

3Citation p 36

4Mot que l’on retrouve fréquemment en toponymie

5Chavane en Savoie

6Reproduction p. 141