Il n’y a pas d’erreur dans le titre : c’est bien «Morts par la France» qu’il faut lire. C’est qu’il est question de l’affaire de Thiaroye, dans cette bande dessinée. Pour ceux qui l’ignoreraient encore, Thiaroye se situe dans la banlieue de Dakar. Le 1er décembre 1944, des tirailleurs sénégalais en cours de démobilisation furent massacrés par l’armée française.
Ces faits ont longtemps été tus ; il n’y a qu’une vingtaine d’années que ces faits ont réellement été portés à la connaissance de l’opinion publique française. En 1987, Ousmane Sembène avait réalisé un film intitulé Camp de Thiaroye, qui n’avait malheureusement pas bénéficié d’une diffusion à sa juste mesure. Depuis, des émissions (Là-bas si j’y suis, de Daniel Mermet, notamment) mais aussi des travaux d’historiensL’un des ouvrages les plus récents est de Martin Mourre, Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial, Presses Universitaires de Rennes, 2017, 240 p. ont permis d’en savoir davantage et de révéler la véritable nature de ce qui s’est passé ce jour-là, sur un territoire français, par des membres de l’armée française contre d’autres membres de cette même armée.
Armelle Mabon, maître de conférences à l’université de Bretagne-Sud, est l’une de ces historiennes qui travaille sur ce sujet depuis fort longtemps. L’un de ses premiers travaux date de 2002« La tragédie de Thiaroye, symbole du déni d’égalité », Revue Hommes et migrations, n° 1235, janvier-février 2002, p. 86 à 95.. C’est sa quête que l’on suit dans Morts par la France. Encore thésarde, elle travaille sur le sujet suivant : «L’action sociale coloniale en Afrique occidentale francaise, du Front populaire à la loi-cadre (1936-1956). Mythes et réalités»Thèse réalisée sous la direction de Jules Maurin, soutenue en 1998 à Montpellier III. Résumé : «L’action sociale qui a pour vocation l’autonomie personnelle et l’harmonisation des relations sociales favorisant les promotions collectives n’a pas pu s’imposer dans le contexte colonial où les peuples ne peuvent disposer de leur souveraineté. Ainsi, en Afrique occidentale francaise, alors que le bien-fondé des mesures sociales est reconnu parfois même plébiscité pour calmer l’impatience des Africains, leur mise en place est freinée par un lobby colonial puissant, par une inadaptation du travail parlementaire, par l’inaction des pouvoirs publics et par le refus d’intégrer des préalables démocratiques» (sources : site theses.fr).. Et c’est son cheminement que l’on suit, au fil des pages, dans une fiction qui s’inspire de la réalité (le directeur de thèse est devenue une directrice, etc.), et c’est son opiniâtreté, sa passion de découvrir la vérité dont on voit le développement. Mais c’est aussi les obstacles (à commencer par la règle des cinq boîtes d’archives délivrées quotidiennement, absurdité à quoi se heurte tout chercheur travaillant dans les dépôts) qu’elles a à franchir pour parvenir à son but.
Que cherche-t-elle à découvrir ? Ce qu’il y a derrière les vingt-quatre morts et quatre-six blessés officiellement reconnus dans un rapport militaire de cette époque, monté de toutes pièces par le général Dagnan, version à laquelle les autorités françaises se sont tenue depuis ce moment-là. Or, ce qui intrigue Armelle Mabon, c’est qu’il y a bien davantage de tombes que ce bilan. Elle découvre que 1280 hommes ont embarqué sur le Circassia en novembre 1944 : que sont-ils devenus ?
Qu’est-ce que cela cache ? Ne suffisait-il déjà pas d’avoir tué délibérément des combattants de la campagne de 1939-1940, épargnés par les massacres allemands, des prisonniers de guerre qui ont souffert des conditions déplorables de détention, des résistants parfois ? Fallait-il aller jusqu’à voler leur mémoire, en les faisant passer pour des rebelles ? C’est ce qu’on n’a pas hésité à faire, face à des hommes qui voulaient qu’on leur accorde leur dû, qu’on tienne les promesses faites.
Au-delà de ces aspects, Thiaroye révèle le fonctionnement du système colonial, qui ne tient que par la violence, qu’elle soit symbolique ou physique. Dans la «force noire», comme l’appelle un Mangin, c’est la perspective d’un réservoir humain que l’on peut exploiter à des fins militaires qu’il s’agit. On voit également comment l’autorité militaire s’impose au pouvoir civil, le gouverneur se rangeant aux arguments qu’on lui présente.
Mais bientôt, en tournant les pages de ce bel album, d’autres images nous viennent à l’esprit : celle de la répression de Sétif (Algérie), au moment de la capitulation allemande, le bombardement d’Haiphong (Indochine), en novembre 1946, l’écrasement de la révolte malgache (mars 1947), etc., pour ne prendre que ces quelques exemples. Or, les soldats des colonies ont vu l’importance de leur contribution à la libération progressive du territoire français, en Afrique ou en métropole : pourquoi se refuser à la reconnaître officiellement ? Ils ont mieux compris pour quelles valeurs ils s’étaient battus : pourquoi les priver de la part qu’il leur revientLeur dossier militaire indique très clairement : «Ne mérite pas la mention Mort pour la France». ? Mais c’était oublier que, consciemment ou non, les autorités françaises devaient faire la démonstration de la force de leur autorité sur l’indigène.
Outre la qualité des illustrations de Nicolas Otero, qui contribuent à la réussite de l’album, signalons enfin la présence en fin d’ouvrage de l’article de Pat Perna publié à l’été 2017 dans la revue XXI (co-éditrice), n° 39 : « Nos crimes en Afrique».
Une bande dessinée à recommander très vivement
Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes
C’est bien une fiction…Pour les chiffres, j’ai surtout vu qu’ils étaient plus de 1600 à embarquer mais seulement 1280 à1300 à débarquer officiellement… et je sais où sont les fosses communes et je constate que le silence est assourdissant du côté du Ministère des Armées.. alors il faut faire intervenir la justice administrative pour obtenir les archives… et je suis confrontées à des suspicions de fraude scientifique et l’omerta.. Il faut se rappeler comment les clionautes m’ont traitée quand j’ai déposé plainte contre ce Fargettas qui m’a accusée de ce qu’il avait commis dans sa lettre ouverte. J’achève la rédaction de mon livre et je garde une profonde blessure par ce qu’a publié les Clionautes… Alors merci, c’est une sorte de réparation mais…