Marie-Hélène Benoit-Ouis, musicologue et germaniste, professeur à la faculté de musique de Montréal, et Cécile Quesney, docteure en musicologie, chercheuse et enseignante à Sorbonne Université ont conduit ensemble une recherche approfondie sur une manifestation musicale de grande ampleur organisée à Vienne par les autorités nazies en 1941, dont rend compte cet ouvrage. Il s’agit d’un travail de recherche universitaire de haut niveau, exploitant des sources nombreuses : archives de Bâle, Berlin, Bruxelles, Francfort, Paris, Salzbourg, Vienne, dizaines de journaux en langue française et allemande, lecture et analyse de près de 300 ouvrages et articles. Comme toujours aux PUR, la qualité de l’ouvrage et de son appareil critique sont remarquables : notes de bas de page (plus de 400), bibliographie, index, annexes, illustrations dans le corps du texte, cahier central de 8 pages en couleur. Sur un sujet aussi limité en apparence, les auteures nous proposent un ouvrage au contenu passionnant, construit de façon rigoureuse, rédigé dans un style très agréable. Il ne s’agit pas d’un ouvrage de musicologie, mais bien d’un livre d’histoire qui traite de la propagande et de la collaboration.

Une grand-messe nazie à laquelle participent 22 invités français

Du 28 novembre au 5 décembre 1941, les autorités nazies organisent à Vienne une Semaine Mozart, pour commémorer le 150e anniversaire de la mort du compositeur. De nombreux compositeurs, interprètes, critiques musicaux et hommes politiques ont été officiellement invités à ce festival qui se tient en pleine guerre, dans une ville qui, depuis l’Anschluss de mars 1938, fait partie intégrante du Reich allemand. Parmi ces invités, 22 Françaises et Français constituent la délégation la plus nombreuse. Mozart était très populaire en Allemagne et en Europe. Né à Salzbourg et mort à Vienne, les nazis en font un créateur purement allemand et un outil de propagande, plus subtil et efficace que Wagner : « Le compositeur se transforme alors en un artiste qui s’adresse à tous au-delà des frontières, rassemblant les peuples européens sous la bannière national-socialiste ». Le programme musical s’accompagne de cérémonies officielles nazies, de discours de Goebbels, ministre de l’Education populaire et de la Propagande, largement médiatisés.

L’ouvrage se compose de 5 chapitres. Le chapitre 1 retrace l’organisation de la Semaine Mozart du côté allemand, de ses sources d’inspiration en 1931 à sa médiatisation en 1941. Le chapitre 2 est consacré à la délégation française dont il établit la liste des invités et analyse les raisons de leur acceptation à participer à cette grand-messe nazie. Le chapitre 3 suit la délégation française à Vienne durant le festival. Les deux derniers chapitres étudient la propagande : Mozart et sa musique deviennent les porteurs de l’idéologie nazie ; les invités français se font à leur retour les vecteurs de diffusion de cette propagande. L’épilogue examine les effets de cette participation dans les dossiers d’épuration des participants.

L’organisation du festival Mozart

Le programme reprend les projets élaborés en 1931 pour le 175e anniversaire de la naissance de Mozart, réceptions, expositions, concerts symphoniques et opéras, soirées dansantes. Les concerts seront radiodiffusés et le Requiem jouera un rôle central. Il y a donc une continuité formelle entre les célébrations Mozart de 1931 et de 1941, mais les discours politiques sont fort différents : en 1931, Mozart est présenté comme un compositeur autrichien, créateur d’une musique portant un message de paix universel ; en 1941 il est un pur allemand et une figure guerrière !

Des manifestations sont organisées à Salzbourg, Prague et Paris. Les concerts sont complétés par des expositions, des colloques, des émissions de radio, des publications savantes. La Semaine Mozart de Vienne est conçue comme l’apothéose de l’année Mozart et les deux instigateurs en sont Joseph Goebbels et Baldur von Schirach, Gauleiter et Reichsstatthalter à Vienne depuis juillet 1940. Les auteures mettent en évidence les profonds désaccords entre eux, « causés aussi bien par des conflits personnels et idéologiques plus anciens que par d’importantes tensions politiques entre le pouvoir central du Reich et les autorités locales viennoises ».

65 événements se sont déroulés en 10 jours à Vienne, dont 9 représentations d’opéra, 33 concerts symphoniques et de musique de chambre, un ballet, un colloque, 15 conférences, et le Requiem dirigé par Wilhelm Furtwängler le 5 décembre (jour de la mort de Mozart). Outre Furtwängler, on compte d’autres brillants chefs comme Karl Böhm, Hans Knappertsbuch, Wilhelm Kempf et Richard Strauss, dirigeant sa propre adaptation d’Idomeneo. Plus de 200 journalistes allemands et étrangers ont assisté au festival, et le ministère des Affaires étrangères a donné aux ambassades allemandes de tous les pays occupés et alliés l’ordre de largement médiatiser le festival. Plusieurs centaines d’articles sont parus dans une cinquantaine de journaux. Les photos montrent chanteurs, musiciens et orateurs devant des salles pleines à craquer d’un public élégant, aussi bien civil que militaire. Les sources étudiées montrent que les salles de concert n’étaient pas toujours pleines. « De la presse écrite à la radio en passant par les publications musicologiques et les nouvelles au cinéma, aucun média n’est négligé pour assurer à l’événement une résonance aussi large que possible. »

Les invités français

Environ 300 invités provenant de 22 Etats assistent au festival Mozart. Avec 22 participants, la France a la plus grosse des délégation. Une série de voyages d’artistes et d’intellectuels  a été organisée de l’automne 1941 au printemps 1942 : écrivains, peintres et sculpteurs, musiciens, acteurs en vogue ont été invités par le Reich, tous frais payés. Mais les invités n’ont jamais été aussi nombreux que cette fois ; ce sont des musiciens, journalistes, critiques et hommes politiques ; leur séjour n’est pas itinérant mais viennois. Les invités « sont majoritairement sélectionnés au sein d’un milieu musical et musicologique attaché à l’idée d’autonomie artistique et peu enclin à l’engagement. » Les auteures analysent les critères du choix des invités (leur importance dans la vie musicale et culturelle française d’une pat, et leurs opinions politiques, d’autre part), établissent une liste des invités pressentis (une cinquantaine), puis dressent la liste des 22 invités qui ont accepté, compositeurs (Honegger), interprètes (la cantatrice Germaine Lubin), chefs d’orchestre (André Cluytens, Charles Münch), journalistes influents (Lucien Rebatet), critiques musicaux, le directeur de Pathé-Marconi (Jean Bérard), le secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts de l’Institut de France (Adolphe Boschot), l’ambassadeur de France auprès de l’Allemagne (Fernand de Brinon) etc. Plusieurs sont des collaborationnistes, admirateurs de l’Allemagne nazie ; d’autres sont des opportunistes qui ont des motivations professionnelles et personnelles spécifiques ; d’autres encore entendent profiter des largesses qui leur sont faites en des temps de pénuries.

Des hôtes privilégiés

« Les 22 membres de la délégation française sont tous reçus avec le faste que le Reich réserve à ses hôtes de marque : chambres somptueuses, bon repas, distributions de cigares et de cigarettes, etc. » Les services de propagande du Reich « cherchent à substituer l’impérialisme culturel allemand au rayonnement artistique français », à affaiblir l’influence culturelle de la France. Les auteures ont reconstitué l’emploi du temps des invités français, « subtil dosage de manifestations musicales et politiques, de rencontres prestigieuses et de réception dans les plus beaux lieux de la ville. » Les parisiens sont très sensibles à leur immersion dans la ville (qui conserve ses éclairages nocturnes et ne connait pas le couvre-feu) qui a accueilli Haydn, Mozart et Beethoven, honorés par le Reich, tandis que sont bannis les compositeurs viennois de Malher à Schönberg. Ils sont reçus par Richard Strauss et son épouse à leur domicile privé, invités par Schirach et son épouse pour un dîner de clôture réservé aux artistes et aux invités d’honneur. Plusieurs de ces invités parlent allemand, mais on leur parle souvent français et des interprètes leurs sont affectés. Leurs hôtes s’efforcent de leur faire miroiter une collaboration artistique, qui ne serait qu’une soumission.

Mozart au service de l’idéologie national-socialiste

« Mozart est au centre d’un discours de propagande absolument cohérent avec la ligne de pensée du parti national-socialiste. Né à Salzbourg à une époque où ni l’Allemagne, ni même l’Autriche n’existaient en tant qu’Etats-nations, le compositeur n’en est pas moins présenté comme le plus grand des musiciens allemands, cette germanité étant définie de façon anachronique en fonction des critères raciaux du NSDAP. » La transformation de Mozart en nazi s’opère selon cinq grands axes mis en évidence par les auteures : La généalogie nazie établit que Mozart est un aryen ;  il devient un symbole guerrier de l’Allemagne en lutte contre le bolchevisme ; il est proche du peuple allemand, un véritable germain ; l’art allemand étant le plus profond, il permet de toucher à l’universel. Des études permettent ainsi d’effacer le contenu maçonnique de La Flute enchantée, de nier le caractère juif du librettiste Da Ponte (de nouvelles traductions en allemand permettent même de gommer son nom des livrets), de faire incarner à Mozart les vertus culturelles de la « nouvelle Europe », de faire de Mozart le créateur de l’opéra allemand. Manipulations généalogiques, géopolitiques, musicologiques et historiques transforment Mozart « en un réconciliateur des peuples capables de rassembler le monde entier sous la bannière national-socialiste ».

Des invités français efficacement manipulés

« Il fallait transformer les visiteurs étrangers en messagers de la grande réussite du Reich et de ce nouveau Mozart entendu à Vienne, afin de toucher –même indirectement- un public beaucoup plus vaste. » Les auteures ont identifié, listé et analysé près d’une trentaine d’articles, parus dans divers journaux, après le retour des invités français. « Les auteurs n’y ont certainement pas écrit tout ce qu’ils pensaient, ni nécessairement pensé tout ce qu’ils écrivaient », mais bon nombre d’entre eux sont partisans de la collaboration. Les comptes rendus sont très positifs, à commencer par ceux de Lucien Rebatet publié dans Le Petit parisien, le plus important tirage de la presse sous l’Occupation. Les Français sont éblouis par la qualité du festival, charmés par l’accueil. Admettant la supériorité musicale de l’Allemagne, Rebatet démontre que les nazis ne sont pas les barbares décrits par la Résistance. On vante les bienfaits de l’Anschluss, le bonheur des Allemands, les avancées national-socialistes en matière de politique artistique. La musique de Mozart devient « réconciliatrice, unificatrice, capable de faire accepter la « paix » allemande. » La Semaine Mozart n’est plus seulement une commémoration, « elle est pensée et perçue comme une étape dans la construction d’une nouvelle Europe musicale, guidée par une Allemagne désormais fédératrice ».

« Tous ces comptes rendus positifs et rassurants contribuent à présenter l’Allemagne comme un pays de grande culture et d’ouverture, même en temps de guerre (…) Charmés par cette douce propagande, les musiciens français n’ont pas hésité à endosser -avec plus ou moins d’empressement- le rôle de médiateurs de cette opération de propagande culturelle internationale que fut la Semaine Mozart . »

La participation à la Semaine Mozart apparut à plusieurs observateurs contemporains comme un acte de compromission. Le fasciste Lucien Rebatet fut cependant l’un des seuls Français à assumer pleinement sa participation. Les autres voyageurs, s’affirmant et se croyant peu politisés, s’abritèrent derrière l’idée que l’art ne saurait être mêlé aux conflits temporels. Après la Libération, les comptes rendus se retournèrent contre leurs auteurs, constituant la preuve de leur participation consentie à a collaboration. Si cette participation ne fut cependant pas une charge suffisante pour être traduit en Cour de justice, elle a pu constituer un fait accablant dans le cas de personnes jugées pour d’autres faits de collaboration. Honegger, de nationalité suisse, échappa aux mesures judiciaires, mais sa musique disparut des programmes pendant plusieurs mois. Il estima qu’« Aller dans le camp ennemi ne suppose pas obligatoirement l’adhésion à sa cause ». Condamné à mort par la Cour de Justice de Paris en novembre 1946, Lucien Rebatet fut gracié par Vincent Auriol en avril 1947, et libéré par la loi d’amnistie de 1952. Il démentit toute trahison, affirma n’avoir été qu’un critique d’art, « balayant ainsi avec une incroyable mauvaise foi sa responsabilité d’écrivain et le caractère politique de ses écrits ». Quant à Mozart, le bicentenaire de 1991 lui a redonné l’image d’un homme « du siècle des Lumières, éclairé, libre et tolérant (…) incarnant les idéaux sur lesquels se sont fondées nos démocraties actuelles ».

Joël Drogland pour les Clionautes