Compte rendu réalisé par Vivien Grandjean, étudiant en hypokhâgne (2022-2023) au lycée Claude Monet de Paris, dans le cadre d’une initiation à la réflexion et à la recherche en histoire.

 

Présentation

Agrégé et docteur en histoire à l’université Paris-1 Panthéon Sorbonne, Nicolas Offenstadt est maître de conférences en histoire médiévale habilité à diriger des recherches. Dirigée par Claude Gauvard, sa thèse est consacrée aux pratiques de guerre et de paix pendant la Guerre de cent ans. Ses travaux sont consacrés à la prise de parole publique à l’époque médiévale (Faire la paix au Moyen-Âge en 2007, En place publique. Jean de Gascogne, crieur au XVe siècle en 2013), enfin et surtout aux enjeux mémoriels relatifs à la Première Guerre mondiale (Les Fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective en 2009) et à ceux de la République démocratique allemande (Le Pays disparu. Sur les traces de la RDA en 2018), tant sur le plan de la construction d’une mémoire par le régime communiste que par la mémoire même de ce régime.

L’ouvrage dont il est question est le fruit d’un long travail de recherche de l’auteur à travers la pratique de l’urbex, l’Urban exploration. L’urbex consiste en l’exploration clandestine de lieux abandonnés ou à moitié abandonnés. La pratique est nommée en tant que tel à partir des années 1990 même si l’auteur souligne qu’elle a toujours existé de façon moins formelle.  Plusieurs règles la régissent, par exemple laisser les lieux comme ils sont sans les endommager ou en prélever des objets, ou encore de ne pas divulguer leur emplacement pour certains. Nicolas Offenstadt se garde d’une simple exploration mais utilise ces lieux comme témoignages historique de l’Allemagne de l’Est, comparant sa pratique de l’urbex à une forme d’archéologie « des différentes couches d’occupation récente » comme l’entend l’archéologue Séverine Hurard. C’est ainsi qu’il a pris des photos et a prélevé des documents, lui servant de matériau à la conception d’une analyse scientifique de ces lieux en tant qu’historien. Il s’agit donc pour l’auteur de pratiquer l’urbex avec la perspective d’un historien. En effet, l’historien établit pour chaque lieu leur histoire et leur rôle plus ou moins important au sein de l’histoire et de la culture de la RDA. Depuis 2012 jusqu’à la conception de l’ouvrage, il s’est introduit dans plus de 250 lieux dans les Lander de l’Est de l’Allemagne. Il se propose alors de regrouper ses analyses de sites autour de 7 thèmes permettant de saisir plus globalement l’histoire de l’Allemagne de l’Est, et les traces qu’il peut en rester localement, après la réunification des deux Allemagnes : construire-bâtir-circuler (1), produire (2), travailler(3), commercer-consommer (4), le monde de la RDA : frontières et limites (5), raconter-encadrer (6), cultures (7). En annexe figurent une bibliographie abondante et un index de tous les lieux étudiés et mentionnés dans l’œuvre. De rares notes de bas de page enrichissent les études en fournissant des pistes d’approfondissement par la mention de sources.

Résumé 

Le premier chapitre se concentre sur le thème « Construire-bâtir-circuler ». La ville de la Halle Neustadt a été l’un des lieux de visite de l’auteur illustrant bien ce thème de « construire » et de « bâtir » en RDA. En effet, elle a été voulue en 1963 par le Bureau politique du parti (le SED) comme la ville des travailleurs de la chimie, se trouvant à la jonction entre les deux grands sites industriels de la région : ceux de Leuna et de Buna, alors que le secteur « doit être à l’avant-garde du développement économique » du pays. Elle est donc pensée pour allier l’habitat au travail, dans une spécialisation liée à un secteur, celui de la chimie (pétrochimie). Il s’agit alors de construire au sein du pays des villes liées à un projet industriel, particulièrement modernes, et en accord avec l’idéologie du parti. Si la construction de la ville a débuté dès 1964, elle n’a été achevée que 25 ans plus tard. Après 1989, la ville connait une « saignée démographique », perdant 70 % de ses habitants. Lorsque Nicolas Offenstadt visite la ville, les immeubles dits « les tranches » du centre-ville sont abandonnés, attendant d’être rénovés. Nous aurions également pu évoquer d’autres sites pour ce thème, notamment avec la gare de la Schwarze Pompe, inaugurée en 1956, comme le nœud ferroviaire de la Schwarze Pompe, le plus grand site de traitement du lignite au monde.

Pour ce qui est du second chapitre sur la thématique « Produire », l’historien distingue l’industrie urbaine et celle du monde rural. Ainsi les locaux partiellement abandonnés d’une des plus importantes entreprises de RDA, la SKET, sont l’objet d’une visite en 2015 à Magdebourg, témoignant du passé industriel de la RDA centré sur l’industrie lourde. L’entreprise de machines, bateaux et fonderie témoigne donc de ce passé industriel. Les soviétiques ont saisi la compagnie après la guerre alors que ses lieux de production avaient été détruits. Elle devient alors un combinat produisant des machines afin d’équiper les sites industriels. Avec la réunification, elle perd les 4/5e du personnel et fait faillite malgré la privatisation. Certains de ses bâtiments sont abandonnés, d’autres reconvertis en « musée de la Technique ».  Pour ce qui est du monde rural, la production s’organise autour de coopératives (LPG) à partir de 1952, et en même temps qu’une vaste politique de collectivisation des terres, avec l’expropriation des grands propriétaires, la collectivisation des production (et non des terres). L’auteur en visite une en périphérie de Berlin, aujourd’hui à l’abandon nommée « Pionier », fondée en 1955. La première autour de Berlin est fondée à Mazahn en 1953. Ces coopératives se chargent de l’approvisionnement de la ville.

Il dédie ensuite un chapitre au travail en RDA. Or, Les lieux ne sont pas les seuls témoignages de ce « pays disparu ». En effet, Nicolas Offenstadt y trouve régulièrement des archives laissées à l’abandon, avec des documents jonchant parfois même le sol. Il avoue avoir prélevé certains documents pour sa recherche, ce qui a pu être objet de débats. Il retrouve ainsi des registres de réunion du parti dans les locaux de l’entreprise d’aliments concentrés pour le bétail de Fürstenberg, tenus de mars 1971 à novembre 1972. En effet, le parti SED était implanté dans les entreprises, sous la forme de BPO, jouant un rôle mobilisateur, notamment pour la réalisation du plan ou encore de contrôle à la fois de l’administration et des syndicats. Les membres du SED étaient alors enregistrés sur leur lieu de travail, attribuant une fonction militante au lieu de production et de travail. Plus généralement, le travail est un lieu de collectif et de débat, donc de socialisation, supervisé non pas seulement par l’administration, mais aussi par le parti, se rendant alors au service de la société. Nous aurions également pu parler des livres de brigades de travail servant aux travailleurs comme album composé de photos ou documents liés au travail, toujours dans cet esprit de collectif sur le lieu de travail, avec les « brigades ».

Dans le chapitre sur le commerce et la consommation, il s’attache d’abord à décrire la fédération de coopératives, les Konsum (Verband der Konsumgenossenschaften der DDR), qui est née au XIXe siècle d’un mouvement de coopératives de consommation, renaissant après la guerre sous forme de commerce de gros en 1946, puis de libre-service à partir de 1956, de supermarchés à partir des années 1960. Les Konsum sont l’équivalant des magasins d’Etat, leur faisant même de concurrence. En effet, légalement, la fédération est privée mais demeure au service du pays, devant « participer au développement d’une société socialiste ». Elle joue alors un rôle important, notamment dans l’approvisionnement du monde rural avec des boutiques de village : son rôle est donc local avec ses 34 000 boutiques et 6 000 hôtels en 1970. Enfin, la fédération prend fin avec l’entrée en économie de marché en 1990. Nicolas Offenstadt illustre alors par des photos les nombreux et anciens konsum à travers le paysage est-allemand, comme à Eisenhüttenstadt ou encore à Zeitz avec un ancien café-restaurant Konsum. Cela illustre alors cette idée de commerce local, implanté à l’échelle du pays dans un esprit de collectif par les coopératives. Pour ce qui est des produits consommés, nous pouvons mentionner les briquettes de lignite, principale source d’énergie primaire en RDA (il visite une ancienne briqueterie à Borna-Witznitz en mars 2015).

Nicolas Offenstadt illustre le thème « Le monde de la RDA : frontières et limites », se tournant vers l’Est afin de déterminer les relations entre les différents pays communistes. Nous pouvons alors nous attacher à la maison de l’amitié germano-soviétique visitée à Francfort-sur-l’Oder en 2015 et 2016, qui témoigne d’une cohésion et d’une relation amicale entre les deux pays, idée au cœur du discours de la RDA. En 1947 est fondée à Berlin la Société pour l’étude de la culture de l’Union soviétique, devenue deux ans plus tard, la Société pour l’amitié germano-soviétique. Elle a compté jusqu’à 6 millions d’adhérents. Le lieu faisait office de bibliothèque, de salle de projection, de lieu de concert ou de manifestation, tout cela centré autour de la culture soviétique. C’est notamment en ce lieu qu’a été signé en janvier 1951 le protocole qui fixe la frontière orientale du pays avec la Pologne, sur la ligne Oder-Neisse, jouant un rôle primordial dans le contexte de guerre froide. Enfin, l’historien a pu comparer l’état des lieux lors de sa visite et celui illustré par des photos des archives de la ville : si l’intérieur était luxueux et accueillant, les salles sont « vides et sales » en 2015. Nous pouvons également mentionner les locaux de l’administration des douanes de Francfort-sur-l’Oder aujourd’hui en ruine, traces d’une relation d’échange avec la Pologne.

Nous pouvons prendre l’exemple de l’étude « Journaux de RDA » pour illustrer ce sixième chapitre « Raconter encadrer ». Les journaux sont largement contrôlés par le parti communiste qui dispose de 70% de l’ensemble du tirage des quotidiens. Le régime impose alors des directives contraignantes quant aux thèmes abordés ou les images publiées par les journaux. Si plusieurs journaux existent pour chaque parti autorisé (comme le National-Zeitung pour le parti national-démocratique d’Allemagne, NDPD), ils doivent tous suivre les mêmes contraintes que les journaux du parti (SED). Raconter correspond alors à encadrer la société conformément au régime. Les journaux divulguent des informations générales, mais aussi et surtout des informations locales, de sport ou de loto. Les journaux sont selon lui, plus qu’un moyen de s’informer, un objet qui s’ancre dans le quotidien de la RDA. Ainsi, il retrouve des exemplaires du journal Neues Deutschland dans l’entreprise de meubles abandonné de Wittstock en 2019, ou un exemplaire du quotidien du NDPD : le National-Zeitung, à Francfort-sur-l’Oder en 2016. Pour ce qui est du thème de l’encadrement en RDA, nous pourrions également évoquer l’armée nationale du peuple (NVA), largement alimentée par un service militaire obligatoire à partir de 1962.Pour ce qui est de la culture, le dernier grand thème, l’historien affiche dans le livre une photo d’une maison de la culture des travailleurs à Halberstadt prise en août 2015. En RDA, ces maisons de la culture traduisent la volonté du pouvoir de répandre une « culture socialiste » vers le peuple, étant liée au travail, avec notamment le plan de 1949-1950 qui impose aux entreprises d’ouvrir des clubs et maisons de la culture. Il s’y tient des conférences, spectacles ou encore une pièce pour regarder la télévision. L’auteur visite également la Maison de l’amitié de Buna qui comporte une salle de théâtre ou de concert. Ces maisons sont à l’origine un lieu d’instruction plus que de loisir, ce qui explique la présence de bibliothèques. Cette culture socialiste est liée au travail et doit même le favoriser : l’auteur prend l’exemple archives du Cercle d’art populaire et décoratif (création artistique de l’entreprise) dans les bâtiments abandonnés de la VEB Berlin Chimie. Avec la réunification, ces centres promouvant une large diffusion de la culture sont fermés. Toujours sur l’aspect culturel, l’auteur trouve dans la maison de Francfort-sur-l’Oder un calendrier nord-coréen promouvant le festival de la jeunesse de 1989, illustrant la volonté d’une culture socialiste qui dépasse les simples frontières de la RDA, entre deux pays dans une situation similaire

Appréciation

De façon évidente, le livre est un apport quant à la façon de se procurer des sources pour ensuite faire l’histoire en tant que science. En effet, ces recherches sont inextricablement liées à la pratique de l’urbex. Or, cette pratique n’est pas neutre, elle peut être sujet de débat : sur la légalité de cette pratique ou encore sur son apport, son aspect scientifique. Il s’agit bien pour l’historien de s’emparer de cette pratique qui n’apporte finalement que quelques photos pour faire l’histoire de ces lieux abandonnés et condamnés. L’illégalité même de cette pratique lui permet de faire l’histoire de lieux oubliés, qui n’auraient peut-être pas constitué un matériau pour historien car inaccessibles. En effet, cette pratique permet à Nicolas Offenstadt d’opérer ce qu’il nomme une forme d’archéologie des temps contemporains en récoltant des documents d’archive inédits qui étaient délaissés dans les lieux et qui autrement ne figuraient pas dans la base de données de l’historien. Il se joue alors même des règles de l’urbex de laisser les lieux en leur état, pratique même questionnée car il lui est reproché de ne pas remettre le document à un centre d’archive. Malgré cela, en reprenant la pratique de l’urbex au nom de la science qu’est l’histoire, Nicolas Offenstadt propose une histoire inédite de la RDA dans ses lieux emblématiques qui sont aujourd’hui abandonnés, délaissés, voire même oubliés. Cette pratique permettrait finalement de trouver dans l’ancien territoire de l’Allemagne de l’Est des témoignages matériels et source de ce qu’était « le Pays disparu ». Sur ce point, certains historiens allemands comme Ulrich Pfeil critiquent justement la démarche politique de l’auteur amenant à une double éradication de la mémoire de la RDA : la mémoire mise en avant par le régime communiste et la mémoire contemporaine du régime même qui ont été affectées, voire effacées par la réunification et l’entrée dans un système capitaliste. Pourtant, il faut noter que l’auteur a déjà conscience de cette objection au moment même de l’écriture. En effet, il conclut l’ouvrage en disant qu’on pourrait bien lui reprocher de faire l’apologie de ces lieux abandonnés, apologie qui pourrait s’apparenter à une forme de regret de la réunification, quand pourtant l’Allemagne de l’Ouest a fait des transferts d’argent massifs, des rénovations et améliorations des habitats, ou encore favorisé le développement des entreprises. Nicolas Offenstadt rétorque pourtant que lui reprocher de faire l’histoire de simples friches « amenées à se résorber » traduit une triple méconnaissance. Une méconnaissance des régions de l’Est de l’Allemagne dans la mesure où cette dernière ne se résume pas aux quartiers festifs de Berlin ou au centre-ville de Leipzig. C’est également une méconnaissance de la pratique de l’histoire comme discipline qui ne se contente pas de faire l’histoire « des grands hommes ou des hauts-lieux » et qui donc comprend aussi l’histoire par le bas. Enfin, c’est une méconnaissance des Allemands de l’Est pour qui ces lieux ont une signification, qui s’inscrivent dans leur histoire, et donc dans l’Histoire.

Il est particulièrement agréable de lire ce livre, tout d’abord par sa forme particulièrement bien pensée. En effet, au-delà d’un texte écrit dans une police plutôt grosse et colorée, rendant la lecture plus fluide, la présence notamment de photos pour chaque étude de cas, permet de se représenter les lieux étudiés, plus que de s’en faire une simple image, appuie même le propos de l’auteur, prenant alors les images à témoin. De plus, la présence de cartes au début et à la fin de l’ouvrage permet au lecteur de rapidement repérer les lieux d’exploration et de se faire une idée de la géographie de la RDA. Pour ce qui est du fond, l’historien prend cette pratique même de l’urbex, et sa pratique personnelle en tant que scientifique, avec précaution : il est conscient des critiques qu’on peut bien lui émettre et les souligne, témoignant donc d’une recherche d’objectivité, ou du moins la cherchant en dénonçant lui-même les faiblesses de sa méthode de recherche. Il fait également une histoire de la RDA par ces explorations, qui prend à la fois en compte les éléments les plus iconiques du pays, mais surtout il prend garde à s’attacher aux « lieux de mémoire » si l’on voulait employer la notion de Pierre Nora. En effet, il étudie dans l’ouvrage des lieux s’inscrivant à la fois dans le quotidien des habitants de RDA dans une forme d’histoire par le bas, et dans la mémoire des Allemands de ce pays « disparu ». Il faut donc apprécier l’accessibilité de cet ouvrage qui ne témoigne pas pour autant, au contraire, d’une simplification de l’histoire de la RDA par ces lieux : chaque étude d’exploration est très approfondie et détaillée, permettant au lecteur de se faire une idée globale de l’histoire de l’Allemagne de l’Est dans une logique inductive.