Cet opus figure dans la riche collection « Grappes & Millésimes » qui publie des auteurs aussi remarqués que Philippe Roudié (Vignobles et vignerons du Bordelais), Alain Huetz de Lemps (Les vins d’Espagne) ou Sylvaine Boulanger (Le vignoble du Jura). Il s’inscrit dans une géographie du vin, de la vigne et de leurs acteurs en plein renouvellement dont on peut prendre par exemple la mesure à travers deux récents numéros de la revue Historiens & Géographes consacrés à « Vins, vignes et vignerons en France et dans le monde » (numéros 402 et 404 parus en 2008).
En trois parties et dix chapitres, Raphaël Schirmer entend explorer les ressorts de la crise dans laquelle le vignoble nantais producteur de muscadet est plongé : fort endettement, surproduction, prix en berne, une image de marque honnête, sans plus…
L’auteur s’attache d’abord à retracer l’histoire du vignoble dans la région de Basse-Loire : une histoire qui plongerait ses racines dès l’époque romaine (chapitre 1). C’est toutefois au Moyen Âge, sous l’influence des évêques, donc des villes, et des abbayes que s’affirme, assez lentement, la culture de la vigne (chapitre 2). Il faut cependant attendre les XVè-XVIè siècles pour constater un envol significatif et la constitution d’un vignoble commercial. La ville de Nantes porte alors les stigmates de cette époque pleine de vitalité : l’actuelle place du Commerce est alors le Port-au-Vin, l’un des centres les plus dynamiques de la ville, et la cathédrale est dans une large mesure bâtie grâce aux taxes pesant sur le commerce des vins. Ces vins sont toutefois de médiocre qualité et réservés à une consommation populaire. Mais tout change à partir du XVIIè siècle (chapitre 3) : sous l’influence hollandaise, notable dans le monde des négociants, le vignoble se métamorphose pour produire une eau-de-vie de qualité : les cépages se réorganisent alors essentiellement au profit de la « folle blanche » ou « gros-plant » et du melon de Bourgogne, connu aussi sous les noms de « gamay musqué » et, mieux encore, de « muscadet », du fait de son arôme primaire musqué. Néanmoins, si les élites urbaines investissent dans le foncier planté en vignes, elles se détournent toujours, dans leur habitudes de consommation, des vins du cru, préférant les vins extérieurs à la région.
Le développement qualitatif du vignoble est cependant brisé par deux faits majeurs : les conflits liés à la Révolution à la fin du XVIIIè siècle, qui bouleversent paysages et structures de production, et la crise phylloxérique de la fin du XIXè siècle (chapitre 4). Alors, « le commerce nantais se détourne de la vente des vins pour être relayé par un commerce d’extraction rurale. […] contrairement aux vignobles de Cognac, de la Champagne ou de Bordeaux, nulle grande maison ne parvient à s’affirmer […] qui pourrait tirer le vignoble vers davantage de qualité et le promouvoir sur les marchés extérieurs […]. » (p. 121) Il existe pourtant des viticulteurs qui font le pari de la qualité, s’appuyant d’ailleurs sur la création des Appellations d’Origine Contrôlées (1935). Si ces dernières contribuent à revaloriser le muscadet, il n’en reste pas moins que celui-ci reste un vin populaire (chapitre 5) et la gastronomie de haute volée n’en fait pas un cru majestueux; l’auteur se demande si la faible valorisation du muscadet au plan gastronomique ne tient pas au fait que nul fromage de qualité n’y soit associé, l’Ouest étant un « désert fromager » (p. 155).
Il n’en reste pas moins que les décennies postérieures à la Seconde Guerre mondiale renouvellent le vignoble nantais (chapitre 6) : le vigneron traditionnel est remplacé par le viti-viniculteur, les « châteaux », très discrets dans le paysage, sont devenus de grands domaines dynamiques qui se détournent du productivisme et « permettent de donner au vignoble nantais les lettres de noblesse qui lui manquaient » (p. 255); quant aux paysages, ils sont bien moins marqués par la traditionnelle atomisation du parcellaire qui bloquait bien des dynamiques. D’autres acteurs du renouveau du vignoble sont analysés par l’auteur, comme les coopératives, telle la CANA, au coeur de l’appellation « Coteaux de la Loire ». Malgré le renouveau évident, facteur d’amélioration du produit, le productivisme est cependant encore bien présent comme le marque l’emprise d’un négoce soucieux d’écouler sa production de petits vins dans les cafés nantais ou les entrepôts de Bercy et d’approvisionner les grandes surfaces, qui vendent les deux-tiers de la production, en produits d’entrée de gamme. Le renouveau passe, selon l’auteur, par un changement de mentalité : du producteur au consommateur.
Après la Seconde Guerre mondiale, le vignoble a été pris dans l’engrenage du productivisme, marqué notamment par l’utilisation de produits chimiques et par la mécanisation -tracteurs, machines à vendanger… (chapitre 7). La fin des labours et l’uniformisation de la taille des vignes ont engendré des excès, sur lesquels on revient aujourd’hui : on privilégie d’autres techniques plus respectueuses de l’environnement et de la qualité, comme le montre par exemple l’ENM, l’enherbement naturel maîtrisé, qui contribue à limiter la vigueur des ceps et conduit, de ce fait, à une amélioration qualitative des moûts. L’auteur condamne sévèrement le productivisme agricole « qui permet une course aux rendements qui est fondamentalement contraire à la typicité des vins. » (p. 302)
Au cours des cinquante dernières années, le vignoble nantais a toutefois appris à produire de bons vins (chapitre 8), et pour ce faire, il a mis, entre autres, l’accent sur une technique de vinification particulière qui donne au vignoble une certaine « identité » : la vinification « sur lie », qui a permis au vignoble de conquérir les marchés étrangers et d’acquérir une réputation internationale, mais qui a l’inconvénient d’être coûteux, dans la mesure où le vin est immobilisé pendant de longs mois et exige une surveillance de tous les instants pour éviter les risques de contamination microbienne. La technique s’est banalisée au point, selon l’auteur, de menacer la typicité du vin. Par ailleurs, les viticulteurs ont dû vaincre le préalable climatique (notamment les contraintes liées au gel) pour produire d’excellents vins (chapitre 9) : n’oublions pas, en effet, que le vignoble nantais est un vignoble septentrional et atlantique, formant l’extrémité occidentale de la limite Nord de la viticulture commerciale. L’auteur souligne à quel point « Les techniques viti-vinicoles et l’organisation du marché, notamment grâce à la mise en place d’un stock régulateur, permettent de s’abstraire d’un trop grand poids du climat. » (p. 415) Enfin, l’auteur présente les avantages et les inconvénients de l’actuelle mise à l’honneur des terroirs (chapitre 10).
Il ressort donc que, pour beaucoup, et malgré les progrès accomplis, le muscadet n’a pas l’image d’un vignoble de marque ni d’un grand vin. L’auteur le déplore, et cette insistance à le déplorer est parfois gênante. Il a déployé toute sa science pour comprendre pourquoi et cibler principalement les « représentations qu’ont façonnées les Nantais de leur vignoble » (p. 16). Il n’est cependant pas certain que la réflexion sur les représentations ait produit tous ses effets. Par ailleurs, l’auteur donne parfois l’impression, en particulier dans les chapitres historiques, de flotter dans les hypothèses qu’il avance et les conclusions qu’il assène.
L’ouvrage est néanmoins précieux : d’une grande richesse d’analyses, il s’appuie sur un panel solide de sources, présentées en fin de volume; il est émaillé de très nombreux croquis, cartes, tableaux statistiques et photographies qui pourront aisément être exploités dans le cadre de la préparation d’un cours ou d’un concours; il sertit ses parties et chapitres d’utiles avant-propos, introductions et autres conclusions.
Ce véritable plaidoyer pour un nouvel imaginaire autour du vignoble nantais et du vin de muscadet gagnera sans doute à être médité par les acteurs de la filière.