Cristina Cattaneo est professeur à l’université de Milan où elle dirige un laboratoire médico-légal nommé LABANOF. Dans son ouvrage intitulé Naufragés sans visage, elle entend témoigner de son combat pour donner un nom aux morts des naufrages en Méditerranée. Elle raconte une expérience scientifique et humaine innovante menée par des équipes de scientifiques italiens en étroite collaboration avec des organisations humanitaires. Dans ce très bel ouvrage qui se lit comme une intrigue policière, l’auteur fait preuve de grande pédagogie pour expliquer les procédures médico-légales à des non initiés et surtout d’une très grande humanité illustrant ainsi la célèbre formule de Montaigne  « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». En effet, pour l’auteur, la science doit être mise au service des hommes, même les plus fragiles et quelles que soient leurs origines. Selon elle personne ne doit mourir sans sépulture et sans nom, non seulement par respect dû aux personnes décédées mais également pour aider les vivants à accomplir une partie du travail de deuil lié à la perte d’êtres chers.

 

En tant qu’experte auprès de la justice italienne, Cristina Cattaneo et son équipe sont amenés à opérer des diagnostics forensiques autant sur des squelettes du Moyen Age issus des catacombes de Milan que sur des cadavres actuels. Dans ce contexte, elle met d’abord en avant la problématique des personnes disparues. Elle explique le fonctionnement de l’identification d’un corps sans vie. Normalement, deux phases se complètent. La première est appelée  ante-mortem . Les enquêteurs récoltent de nombreuses données ante-mortem auprès de la famille et des proches : dossiers médicaux et dentaires, informations sur des tatouages ou signes de reconnaissance spécifiques, prélèvement d’ADN des proches, vêtements et accessoires etc…. Ces données doivent alors être soumises à confrontation. Une seule ne suffit pas en elle-même pour permettre l’identification d’un corps. Cette dernière est donc compliquée par l’absence de fichiers à l’échelle nationale qui regroupe les informations ante-mortem des personnes disparues. Dans les années 2010 la constitution de ces dossiers a commencé à être effectuée à l’échelle nationale et la volonté de le généraliser à l’échelle européenne s’est confrontée à de nombreuses difficultés.

 

Après avoir mis en évidence la difficulté à identifier des victimes isolées sans avoir d’information et de dossiers permettant de mettre en lien les données, Cristina Cattanéo explique comment les experts procèdent dans des désastres de grande ampleur comme par exemple les accidents d’avion, les tsunamis…..Elle-même a participé à l’identification des 118 victimes de la catastrophe aérienne de Linate en 2001. Deux équipes se constituent, l’une s’occupe des informations ante-mortem et l’autre des informations post-mortem. En général, quand les catastrophes concernent les pays riches, les familles sont vite mobilisées et apportent les dossiers dentaires, médicaux, les photos et toutes autres informations dans des délais record. Les identifications des corps se font alors très rapidement.

 

C’est dans ce contexte que Cristina Cattaneo fait ressortir la plus grande injustice. Pendant une dizaine d’années, l’Italie a été confrontée à des naufrages de migrants mais personne ne s’est véritablement intéressé à l’importance de donner un nom aux victimes. Elle en donne deux causes : l’indifférence mais aussi l’urgence à s’occuper de manière digne des dizaines voire centaines de milliers de migrants vivants sur le sol italien.

 

Cependant, en octobre 2013, un naufrage au large de Lampedusa provoqua la mort de plus de 600 personnes d’origine érythréenne. 366 cadavres furent récupérés alors. Ce drame a secoué les consciences et a provoqué un changement dans le traitement des morts. L’auteur dit «  A partir de ce jour, nous avons commencé, même si cela s’est fait très lentement, à penser à leurs morts comme aux nôtres ». C’est à partir de ce moment que des dossiers de photographies ont d’abord été constitués puis les membres du LABANOF ont enregistré toutes les informations post-mortem de ces 366 cadavres : tatouages, informations sur les squelettes, sur les dents, prélèvements d’ADN etc…. Contrairement aux catastrophes des pays riches, la possibilité d’établir une base de données avec les informations ante-mortem était quasiment impossible car les familles et les proches n’étaient pas informés, dispersés entre les pays de départ, les pays de transit et les pays d’accueil. L’auteur met en avant la nécessaire collaboration avec les organisations internationales pour prévenir les familles de l’importance de collecter des informations pour identifier les corps. Les scènes de rencontre et d’échange avec des membres de ces familles érythréennes venues de toute l’Europe sont particulièrement émouvantes. D’autres enjeux concernant les familles et les enfants affleurent aussi au cours du récit. Ainsi en est-il de cet oncle exilé au Canada qui ne pouvait obtenir la garde de son neveu orphelin après le décès de sa maman morte dans le naufrage. L’enfant était resté dans un camp de réfugié car les autorités exigeaient un certificat de décès et celui-ci n’avait pu être réalisé faute d’identification du corps.

 

Après avoir évoqué cette première expérience, Cattaneo raconte enfin l’importance du drame du Barcone le 18 avril 2015. Ce bateau transportait plus de 800 migrants. Trop chargé, il a coulé à 100 km des côtes libyennes.  L’auteur montre la mobilisation de tous les scientifiques italiens mais également de l’armée, des pompiers, des garde-côtes italiens et siciliens. Elle explique que dans un premier temps treize cadavres sont récupérés et toutes les informations post-mortem sont enregistrées à l’hôpital de Catane. Ensuite, l’armée dont elle souligne le très grand professionnalisme organise un camp à Melilli sur une base militaire isolée de la ville. L’odeur omniprésente des cadavres en effet gênait à l’hôpital. Elle explique aussi comment les pompiers ont mené les opérations pour sortir de la cale du bateau des corps entassés les uns sur les autres, abîmés par l’eau de mer et les actions des animaux marins. Cette description de cette cale rappelle la description faite par la femme syrienne au début de l’ouvrage Eldorado de Laurent Gaude : un sentiment d’étouffement oppresse le lecteur. Pendant des semaines, les scientifiques réalisent des fichiers post mortem pour chaque cadavre. Là-encore, le témoignage de l’auteur est empreint d’une profonde humanité. Elle raconte comment elle a découvert un sac de terre accroché à la ceinture d’un jeune homme, unique souvenir de son pays d’origine, comment elle a trouvé un excellent bulletin scolaire cousu dans le blouson d’un jeune garçon de quatorze ans (les dents et les os ont révélé son âge), comment ses collaborateurs ont trouvé une dent de lait d’un enfant de 6 ans qu’ils ont gardé précieusement pour pouvoir ensuite identifier un enfant mort…. Tous les corps sont ensuite enterrés en Sicile et leurs sépultures possèdent le numéro de dossier afin que les familles puissent un jour savoir où sont enterrés les leurs. Car ce que met en évidence l’auteur, c’est aussi la difficulté à élaborer des fichiers ante-mortem et à contacter les familles restées en Afrique. Elle met en évidence l’importance accordée aux partenariats avec les ONG et les Etats d’Afrique.

 

L’ouvrage se termine sur le rôle du LABANOF dans l’accompagnement des migrants vivants. Les scientifiques du laboratoire sont en effet requis pour établir l’âge des mineurs, pour confirmer les témoignages de demandeurs d’asile et pour d’autres missions. Les histoires de torture, de persécution subies par les migrants sont très souvent confirméss par les analyses scientifiques (perte d’une oreille, multiples fractures…). Mais ce qui ressort des témoignages des migrants, au-delà de l’extrême violence subie au cours de leur migration,  c’est souvent l’incertitude quant au sort des frères et des proches dont ils n’ont plus de nouvelles en particulier après un passage en bateau.

 

Ce livre est un formidable témoignage sur l’importance de la science mise au service des Hommes, sur l’aventure collective et la mobilisation de nombreuses structures pour donner une Humanité, une identité et une sépulture à des êtres fragiles.