Chef-d’œuvre méconnu de la guerre secrète livrée au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire du réseau Atlas verse une nouvelle pièce au dossier des promiscuités insolites qui furent parfois de mise entre Résistance et Collaboration. De 1943 à 1945, un noyau d’espions issus du PPF et passés sous le contrôle du contre-espionnage français parvint en effet à intoxiquer les services de renseignement allemands sans avoir été démasqué. En livrant le récit de cet épisode, le journaliste Olivier Pigoreau, spécialiste des Français passés au service du nazisme, en restitue également l’arrière-plan riche et complexe : celui des réseaux clandestins et des opérations de subversion émanant des milieux collaborationnistes, engagés dans un étrange mime inversé des actions de la Résistance.

Alors que l’Afrika Korps s’effondre, en mai 1943, un petit groupe d’agents du PPF en mission d’infiltration pour le compte de l’Abwehr est implanté à Tunis sur le point de tomber aux mains des Alliés. La mission assignée à ce groupe baptisé Atlas est d’envoyer par radio, depuis l’arrière des lignes ennemies, des renseignements militaires à ses employeurs allemands et des informations politiques à ses patrons français du parti doriotiste. Mais le chef de l’équipe, un grand bourgeois épris d’aventure et héros des deux guerres, le commandant Edmond Latham, se démasque auprès des services français de contre-espionnage sitôt Tunis libérée. Il rend ainsi possible le retournement de son réseau pour une délicate opération d’intoxication de longue durée, menée avec beaucoup de subtilité tactique et technique jusqu’aux toutes dernières minutes de la Seconde Guerre mondiale. Malgré l’estime relative que lui portaient ses officiers traitants français et le caractère incertain de ses motivations (fluctuation patriotique, pur opportunisme ?) l’agent Latham avait pleinement réussi sa mission.

Par-delà le cas particulier du réseau Atlas, «funkspiel» modèle digne d’être étudié dans les écoles d’espionnage, Olivier Pigoreau dresse un tableau détaillé des activités clandestines des mouvements collaborationnistes, en accordant une place de choix au plus actif et mieux documenté d’entre eux, le Parti populaire français (PPF) animé par l’énergique Jacques Doriot. Propagande, sabotage, renseignement, tels furent les modes d’action que tentèrent de mettre en œuvre les membres de la galaxie brouillonne et inefficace des services parallèles supervisés par un des proches de Doriot, l’ingénieur Albert Beugras. Rien de consistant ne résulta de l’amateurisme effervescent de cette faune interlope mêlant bras cassés et fanatiques, crapules et idéalistes, désœuvrés et intrigants vénaux. Roulés par les flots de l’Histoire comme les galets par la marée, ne sachant plus vraiment où ils en étaient et peut-être même qui ils étaient, la plupart de ceux qui partirent en mission furent très rapidement interceptés ou livrés par des agents retournés. D’autres se constituèrent volontairement prisonniers ou bien cherchèrent à se fondre dans l’anonymat en abandonnant la lutte. Très peu tentèrent de passer à l’action effective, et tous les opérateurs radios qui émirent le firent après être passés sous le contrôle des Alliés.

Le mobile de fond de cette impuissance collective tenait avant tout au caractère chimérique des projets et perspectives brassés par Jacques Doriot jusque dans son exil germanique. Imperméable au délitement des armées nazies, le fondateur du PPF imaginait encore en 1945 pouvoir reconstituer son parti clandestinement dans la France libérée et y mener des opérations de subversion bénéficiant d’un appui populaire. Ce fantasme saugrenu, basé sur une projection mimétique du modèle de la Résistance, édifie sur le monde imaginaire que s’était fabriqué le milieu collaborationniste…

Olivier Pigoreau manie la plume claire et facile à lire des bons journalistes. L’agrément de la forme s’ajoute donc à l’intérêt propre au sujet, même si le découpage chronologique adopté disperse parfois le fil du propos. On peut cependant déplorer l’absence d’index, travers d’édition hélas assez habituel, et relever le caractère nébuleux et assez ésotérique, pour le public non initié, du décryptage des organigrammes complexes des services allemands et de leurs reconfigurations.

Enfin, mais cela appartient à un légitime débat de fond qui valide la qualité des recherches de l’auteur, l’hypothèse finale avancée par ce dernier d’un Latham agent triple est ingénieuse mais n’emporte pas pleinement l’adhésion. Les arguments énoncés sont fragiles, la simple mention non confirmée d’une distinction étrangère dans un dossier de travail n’étant pas un élément d’une solidité suffisante. Surtout, on ne voit absolument pas ce qui aurait retenu le principal intéressé de dévoiler son jeu à la fin de la guerre, et d’être reconnu pour un héros authentique plutôt que d’accepter d’être escamoté en exil ! Voilà donc une théorie qui aurait sans doute mérité d’être étayée par une exploration des fonds d’archives britanniques, assurément accessibles aujourd’hui.

© Guillaume Lévêque