Historien médiéviste polonais, Karol Modzelewski, a été un de ceux qui ont « fait galoper l’histoire », en Pologne, des années 1960 au début des années 2000. Il a été un militant actif, emprisonné trois fois, du fait de son opposition au régime stalinien. Se classant toutefois à gauche, il fut parmi les rares à s’opposer aux politiques néo-libérales mises en œuvre dans ce pays après la chute du modèle communiste. Cette autobiographie passionnera tous ceux qui veulent revenir sur l’histoire des régimes d’Europe de l’Est, sur les coups de boutoir portés par les mouvements contestataires contre le « socialisme réel », sur son effondrement mais aussi sur les relations entre le grand frère soviétique et les pays du bloc de l’Est.

Né à Moscou, en 1937, l’auteur parle russe avant de connaître le polonais, d’où peut-être l’emprunt du titre original de ce livre, « éreintons la jument de l’histoire », paru en Pologne, en 2013, à un poème de Maïakovski intitulé « Marche à gauche » (p. 508). Il est adopté par le compagnon de sa mère, communiste polonais, qui avait connu les prisons de la Loubianka, mais fut, malgré ce, ministre du gouvernement communiste polonais après-guerre. La famille appartient à la nomenklatura et ses conditions de vie alors qu’il est enfant puis jeune homme sont différentes de celle de la majorité de la population (p. 87). Il rejoint l’Université en 1954 et c’est cette année-là que son père adoptif lui avoue, peu avant sa mort, qu’il avait été détenu de longs mois à la prison de la Loubianka à Moscou où il avait été battu. Sa mère lui parle de son père biologique qui avait été emprisonné « dans des camps de concentration soviétiques à peu près de la même manière que le ferait plus tard Soljenitsyne » et où, lui dit-elle, « au moins huit millions de gens totalement  innocents »  ont été incarcérées (p. 104).  Il se rend compte, peu à peu, que l’endoctrinement subi « reposait sur un gigantesque mensonge » (p. 105), ce que la diffusion du rapport Khrouchtchev en 1956, édité par le POUP[1] (Parti ouvrier unifié polonais) dès mars, confirme. Cette année-là, les milieux intellectuels sont gagnés par une effervescence réelle et une partie des étudiants deviennent contestataires même s’ils auto-limitent leurs critiques. C’est en 1955-1956, qu’il noue des relations avec Jacek Kuron[2]. Les deux mènent, à partir de cette date, de nombreux combats communs qui les confrontent à la répression. Alors qu’à Budapest, les chars soviétiques écrasent la révolution en cours, quelques jours auparavant, en Pologne, des luttes ouvrières, auxquelles se joint l’auteur, ont débouché sur un changement de régime.

L’ouvrage qui  a valu à l’auteur un premier emprisonnement est la Lettre ouverte au parti ouvrier unifié polonais[3]  , critique marxiste de la bureaucratie polonaise et défense  d’un socialisme démocratique, qui circule au-delà de la Pologne et connaît un succès important auprès des jeunes contestataires d’Europe de l’Ouest. Il est ainsi largement diffusé par tout ce que la France compte de groupes trotskystes, en particulier par la sensibilité LCR (Ligue communiste révolutionnaire). Au total, Karol Modzelewski est incarcéré à trois reprises et passe plus de huit ans au total dans les geôles polonaises. D’où un chapitre entier consacré au monde des prisons. L’auteur y décrit les pratiques de la police politique. Si, affirme-t-il, la torture physique est interdite à partir de 1956 (p. 189), il est d’autres moyens de faire craquer les personnes emprisonnées ou d‘obtenir des informations : isolement, menaces envers les proches, informateurs… L’auteur, s’appuyant sur les travaux de Michel Foucault, présente aussi ce qu’il appelle la « sous-culture carcérale », « système de normes, de modèles et de rites régulant la vie du milieu » (p. 215). Des conditions d’emprisonnement  moins dures permettent cependant au médiéviste qu’il est d’utiliser sa 3° incarcération pour commencer à rédiger un ouvrage d’histoire.

La partie de l’ouvrage consacrée à la Pologne entre 1945 et 1980 (naissance de Solidarnosc) présente plusieurs intérêts : elle met en valeur la situation particulière de la Pologne dans le bloc soviétique rappelant que les pays de cette partie de l’Europe ne constituaient et ne constituent toujours pas un bloc homogène. Elle permet de percevoir les évolutions du régime stalinien en Pologne rappelant la césure de 1956 ainsi que les changements au-delà de cette date. Le tout sous l’œil vigilant de Moscou qui veut maintenir ce pays dans son orbite et dont les troupes ne sont jamais très loin. L’auteur souligne aussi les grandes vagues de protestation ouvrière (souvent contre des hausses de prix au départ) qui s’y sont développés en 1956, 1970, 1976 puis 1980 ainsi que les contestations de la jeunesse en 1968. Il souligne les liens qui se nouent entre intellectuels et ouvriers au fil de ces combats et qui apparaissent au grand jour avec la création de Solidarnosc, syndicat libre, à l’été 1980.

Le chapitre 7, « Notre union fraternelle », plus long, à juste titre, revient sur les années 1980-1989 qui voient l’émergence de Solidarnosc, sa reconnaissance par le pouvoir polonais, son développement, les conflits du syndicat libre avec le pouvoir puis la répression féroce après le coup de force du général Jaruzelski, en décembre 1981. La thèse de Karol Modzelewski est que cette répression a changé le syndicat et nombre de ses leaders ou soutiens. Moins puissant, le syndicat a perdu sa fibre autogestionnaire et égalitaire, les relations entre la base et les militants se sont distendues et les intellectuels, les conseillers du syndicat regardent vers l’Ouest où « ce n’était plus le temps de Keynes et Brandt mais celui de Milton Friedman, Margaret Thatcher et Ronald Reagan » (p. 410). C’est ainsi qu’il explique l’adoption rapide d’un programme néo-libéral après les accords entre les responsables de Solidarnosc (qui est légalisé à nouveau) et le pouvoir, en février 1989 (avant même, il faut le rappeler, la chute du mur de Berlin).

Le dernier chapitre, « Une liberté sans fraternité » développe les critiques de l’auteur contre la brutalité envers les populations du « grand changement » et des politiques néo-libérales mises en oeuvre dans le pays, à partir de 1990, souvent par une partie des anciens responsables ou conseillers de Solidarnosc. Après avoir été un temps sénateur et s’être opposé à ces choix, Karol Modzelewski replonge dans l’histoire médiévale une de ses grandes passions.

Cependant dans la conclusion de l’ouvrage  après avoir rappelé sa « désillusion » face au « clivage entre la Pologne libre et les idéaux d’égalité et de fraternité », il s’adresse à la « future génération de révolutionnaires » pour lui signifier que les combats menés donnent parfois des résultats non attendus tout en soulignant qu’ils permettent « d’accomplir des choses impossibles qui changent le monde » (p. 509).

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[1] Le POUP est le parti stalinien polonais, parti frère du PCUS. Rappelons que d’autres partis, à l’indépendance limitée, existaient alors en Pologne.

[2] J. Kuron, fut aussi un opposant au régime stalinien, co-auteur avec Karol Modzelewski, d’un texte critique, sur lequel nous reviendrons, envers le régime polonais dans les années 1960. Après les grèves durement réprimées de 1976, il est un des fondateurs du KOR, Comité de défense des ouvriers, puis participera à l’animation de Solidarnosc, ce qui lui vaudra comme KM un nouvel emprisonnement. Il fut aussi ministre du travail après 1989.

[3] Jacek Kuron et Karol Modzelewski, Lettre ouverte au parti ouvrier polonais, éd. François Maspero, coll. Cahiers rouges n° 4, Paris, 1969 (3-ème édition).