Ingénieur, plongeur, accompagnateur en montagne, journaliste, Gérard Guerrier est désormais surtout un écrivain. Il a notamment publié un récit, L’Opéra Alpin (éd. Transboréal), un roman, Alpini (éd. Glénat), et a été primé au Salon de littérature de montagne de Passy (2017). Il a également traduit de l’allemand plusieurs textes, notamment ceux des alpinistes Ueli Steck et Reinhold Messner, aux éditions Guerin et Glénat. Il écrit également pour Alpes Magazine. Il entreprend dans cet ouvrage une investigation historique.
Un travail historique de forme romanesque
Il n’est pas facile de faire entrer cet ouvrage dans une de nos catégories habituelles. Il s’agit d’une enquête historique, mais pas d’une étude historique : les sources ne sont pas citées (mais il y est fait parfois allusion) et l’auteur recourt à des procédés romanesques, tels les dialogues entre les personnages. Ayant pour objectif de retracer l’histoire d’une famille juive bourgeoise de Nice qui prend le maquis en septembre 1943, Gérard Guerrier expose sa méthode au lecteur dans les premières pages de son livre : « L’absence de témoins directs complique effectivement ce travail. Mais il reste les travaux des historiens comme Jean-Marie Guillon et Jean-Louis Panicacci, les archives, les lettres et les photos. Et puis, il doit rester encore quelques témoins directs. A moi de les trouver. J’espère aussi qu’avec tes cousins (il s’adresse à la petite fille de Jean Lippmann), tu pourras me donner quelques indications, me corriger. Pour le reste, j’essaierai de combler les vides avec mon imagination, ou plutôt mon intuition, quitte à me faire engueuler par les universitaires ». L’imagination ne joue que pour donner au récit la forme d’une fiction romanesque, l’auteur ne se permet jamais d’inventer des faits. Il intervient tout au long du livre, rompant le récit, pour exposer les modalités de son enquête, les rencontres avec les habitants, les questions aux historiens, et même pour faire part d’un document d’archive qui apporte la révélation d’un effroyable massacre dont des « résistants » portent la responsabilité.
Les hommes, l’histoire et la montagne
Il nous raconte avec son talent d’écrivain la vie d’hommes et de femmes qui, résolus à se cacher, ont fait le choix de se battre. Parfait connaisseur de la montagne, il sait la décrire et nous la faire ressentir, il fait plus que décrire le cadre, il recrée les ambiances, nous montre les splendeurs hivernales, et nous fait ressentir la dureté de l’existence dans ce cadre grandiose. Ajoutons néanmoins qu’une ou deux cartes ou plans auraient été les bienvenus tant la précision est grande dans l’évocation des lieux, ainsi qu’un tableau des membres de la famille (il est vrai que l’épilogue « Que sont-ils devenus ? » peut nous aider à nous y retrouver). On hésite un peu à savoir qui est qui dans les premières pages ! L’ouvrage se compose de 30 chapitres qui ne portent pas de titre et il n’y a pas de table des matières. Il aurait été facile de mettre mieux en évidence les dates qui structurent le plan chronologique et qui se trouve en cours de chapitre. Mais ne boudons pas notre plaisir ! L’ouvrage est bien écrit et nous a procuré un réel plaisir de lecture. L’histoire n’est pas banale, et les acteurs suscitent l’admiration. La 4e de couverture la résume ainsi « 8 septembre 1943, les troupes allemandes chassent les Italiens de leur zone d’occupation alpine. Le destin de la famille Lippmann, des Juifs laïques parfaitement intégrés dans la France républicaine, bascule. Père, fille et garçons quittent Nice et prennent le maquis dans la région du Haut Verdon et de l’Ubaye. Ils hivernent là en symbiose avec les montagnards, multipliant les reconnaissances en peau de phoque. Entrés en action quelques jours après le 6 juin, leur maquis est bousculé par l’ennemi. Ils réalisent que la Résistance qu’ils avaient idéalisée a aussi ses zones d’ombre. Jusqu’au drame final ».
Jean Lippmann, une « grande figure de la Résistance en Provence »
Dans la longue notice qu’il lui a consacrée dans le Maitron. Dictionnaire biographique des fusillés (http://maitron-fusilles-40-44.univ-paris1.fr/spip.php?article175663), Jean-Marie Guillon écrit que Jean Lippmann « fait partie des grandes figures de la Résistance en Provence ». Né en 1890, ancien combattant décoré de la Grande Guerre, parlant allemand et italien, grand sportif (il pratiquait les sports de montagne et l’équitation), libéral, humaniste, féru de culture allemande, grand mélomane, il était huissier de justice à Nice où il menait un « certain train de vie ». Il fut catastrophé par la montée du nazisme et adopta des positions antimunichoises. En 1939, à 49 ans, père de quatre enfants, il s’engagea, combattit, fut fait prisonnier et envoyé dans un Oflag de Silésie. Libéré pour cause de maladie, il rentra à Nice et put reprendre ses activités car, ancien combattant décoré, il put échapper au numérus clausus imposé par le Statut des Juifs. Il s’engagea dans la Résistance au sein du mouvement Combat et devint responsable d’un réseau de renseignement pour le secteur Nice-Menton. Avec l’occupation de la zone italienne par les Allemands le 9 septembre 1943, les rafles de Juifs se multiplièrent. La famille était menacée, d’autant que Jean Lippmann avait été identifié comme juif, germanophone et résistant, et qu’il était recherché par le Sonderkommando de la Gestapo chargé de déporter les Juifs de Nice.
La famille Lippmann gagne la montagne et devient un maquis
C’est alors que commence l’histoire racontée par le livre de Gérard Guerrier. Jean Lippmann part avec son fils Jacques (28 ans) et sa fille Eva (22 ans) pour aller dans les Basses-Alpes, à La Foux d’Allos où il avait fait construire un chalet avant la guerre. Son épouse était décédée en 1940. Son 3e fils, Claude (23 ans) et son neveu Georges, étudiants en médecine à Lyon qui avaient décidé de prendre le maquis, s’y trouvaient depuis août et avaient pris des contacts avec la population et la Résistance locales. Ils gagnent la vallée isolée du Lavercq, en haute Ubaye et s’installent le 15 octobre au hameau de l’Abbaye. Ils sont intégrés à l’Organisation de résistance de l’Armée (ORA) et fondent un maquis dont Jean Lippmann devient le chef, assisté de Jacques, lui aussi officier de réserve, et de Claude, médecin du maquis. Ils le baptisent « maquis Lorrain ». Les maquisards sont sept à l’origine, une quinzaine en mai 1944, une trentaine début juin. Ils sont bien accueillis par les paysans et s’installent dans le presbytère du Lavercq, mis à leur disposition par le maire de Méolans.
L’hiver est dur dans cette région enneigée et très isolée. Jean Lippmann organise néanmoins la sécurité du maquis avec des tours de garde de deux hommes chaque nuit. « Une fois par semaine, deux hommes descendent dans la vallée de l’Ubaye, à Méolans, pour le ravitaillement, malgré la neige et avant de remonter les 600 mètres de dénivelée, chargés de 20 kilos. » Il assure également la formation militaire de son équipe dont la majorité n’a pas fait son service militaire. Ils reçoivent des skis provenant des stocks du 15e bataillon de chasseurs alpins de Barcelonnette, que l’ORA a dissimulé à la commission d’armistice. Claude, moniteur au Club alpin français, est nommé instructeur de montagne et organise des sorties de ski afin d’améliorer le niveau des moins entraînés, et de maintenir le groupe en bonne forme physique. En mars 1944, Jean Lippmann est appelé à l’état-major régional de l’ORA et il passe le commandement du maquis à son fils Jacques. Il participe alors aux négociations menées avec la Résistance italienne, restant en contact épisodique avec ses fils et leur maquis.
Le maquis dans les combats
Lorsque l’insurrection est ordonnée au lendemain du Débarquement, l’Ubaye se trouve au centre de la mobilisation FFI. Le maquis du Laverq (maquis Lorrain dans le livre) sous les ordres de Jacques Lippmann, renforcé par des habitants du village de Méolans, se déplace pour prendre position au Pas-de-la-Tour, sur la commune du Lauzet. Le 12 juin, il parvient à repousser momentanément une attaque allemande. Les trois derniers chapitres se déroulent dans la montagne, entre Laverq à la vallée de la Bléone puis dans le hameau des Eaux-Chaudes (commune de Prads), les 29 et 30 juillet 1944. Comme pour tous les récits de l’ouvrage, le lecteur vit les événements avec les hommes qui agissent, de l’intérieur, à leur hauteur (c’est l’aspect fictionnel du récit qui le permet).
Jacques Lippmann et son père marchent durant neuf heures dans la montagne pour se rendre à une réunion des chefs de maquis et des chefs départementaux ORA des Alpes maritimes et des Basses-Alpes. La réunion se tient dans une ferme et tous sont convaincus que la sécurité est absolue. La réunion est longue, les hommes sont très fatigués et s’endorment dans le foin de la grange. Mais ils ont été dénoncés et les Allemands investissent la ferme au cœur de la nuit. Dans sa notice biographique, Jean-Marie Guillon dit que les circonstances de l’arrestation de Jean Lippmann « ne sont pas claires ». Dans le récit de Gérard Guerrier, Jean Lippmann réveillé par deux aviateurs américains qui se cachent dans la ferme parvient difficilement à sortir de la grange, mais comme plusieurs autres résistants, il réussit à s’échapper. Mais il dormait sans ses chaussures (ce qui tend à confirmer le sentiment d’absolue sécurité car garder ses chaussures pour pouvoir fuir en cas d’attaque, était une règle essentielle) et ne les retrouve pas dans la nuit. Une fois à l’extérieur, il ne peut guère s’éloigner, pieds nus dans un terrain très caillouteux. Il parvient à se cacher pour le reste de la nuit, mais il est capturé au matin alors qu’il assiste sidéré à l’incendie de la ferme où ils étaient hébergés, et à l’immense peine de ses propriétaires. Gérard Guerrier a choisi de ne pas revenir sur les tortures subies par Jean Lippmann (il était un haut responsable et fut identifié), et la dernière page du récit le met en scène face au peloton d’exécution.
Gérard Guerrier nous fait partager son empathie pour des hommes et des femmes qu’il fait revivre pour nous, et qu’il nous semble encore mieux connaître grâce aux deux carnets de photos qui enrichissent le livre. Un récit attachant. Le livre refermé, l’esprit du lecteur est encore dans la montagne.
© Joël Drogland pour les Clionautes