« L’ennemi, ce n’est pas le palestinien israélien, ou le musulman ou le juif. L’ennemi, c’est celui qui décide que les enfants ou les civils sont des cibles. On reste assis et ont subi les massacres. Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs. »
Joann Sfar débute son ouvrage par cette pensée tout en se remémorant l’endroit où il était lorsqu’il a appris les attentats du 11 septembre, les tueries de Charlie hebdo, celles de Mohamed Merah sur des enfants dans une école juive de Toulouse, les tueries du Bataclan et enfin, le 7 octobre avec le pogrom perpétré par le Hamas, jour qu’il avait choisi pour fêter son 52e anniversaire.
« lorsque pour ton anniversaire il se produit un événement plus tragique que ton âge »
Ce jour-là, Joann Sfar venait de calligraphier le « Haï » les 2 lettres hébraïques composant un mot symbole du judaïsme : vie. Destinés à l’origine à orner un bijou digne de la quincaillerie de Mister T, Joann Sfar choisit finalement de les poster sur ses réseaux sociaux avec l’une des traductions possibles : « Nous vivrons ».
Six mois plus tard, c’est le titre qu’il choisit pour publier un album de 450 pages réalisées en 80 jours qui utilise toutes les nuances de bleu et de gris à travers lequel il partage son désarroi, mais aussi sa volonté de comprendre et d’expliquer, malgré le fait, comme il l’écrit et le dessine « qu’un dessin ne peut rien faire face à la haine ». Après les massacres, dont l’ampleur et l’horreur se révèlent au fur et à mesure, il échange en parallèle avec des vivants rencontrés lors d’un séjour en Israël, ce qui donne l’occasion de proposer des portraits saisissants. il invoque aussi les fantômes de son père et de son grand-père et livre par ce biais des moments d’intimité, de réflexions sur (son) l’histoire et d’introspection inédits. L’humour noir juif est aussi présent lorsqu’il fait dire à son grand-père : « l’anomalie c’est quand nous parvenons à ne pas nous faire massacrer », et parvient à faire rire et pleurer le lecteur en même temps.
Dès les premières pages le (célèbre et sympathique) chat du rabbin, qui décidément a neuf vies et un peu plus, ne manque pas de l’interpeller et de jouer son rôle de conscience. Mais précisons que Joann Sfar n’incite pas le lecteur à choisir son camp. Son propos est, au contraire de faire comprendre, si cela est possible, la complexité d’une situation géopolitique qui perdure depuis 1917. Sfar prend le soin de revenir sur l’histoire, d’expliquer, de revenir sur des croyances établies dans les deux camps, rappelle, qu’au début les Arabes et juifs qui s’installent en Palestine étaient pour ainsi dire, dans le même bateau. Ainsi prend-t-il soin de préciser que l’ensemble du monde arabe n’a pas du tout été hitlérien durant la Seconde Guerre mondiale contrairement à ce qu’une certaine propagande israélienne a voulu faire croire et rappelle également aussi les liens entre les leaders palestiniens et le monde juif, de l’intellectuel à la salle de sport. Il rappelle des chiffres, une origine, le fait que le mot Palestine n’est pas du tout d’origine arabe, il n’épargne personne, pas même le petit con ignare de base, qui, se découvrant une conscience et cherchant une cause à défendre, parle de stopper la colonisation à Gaza alors qu’il n’y a pas de juif à Gaza depuis 2005.
Et pour les juifs ? Comment vivre désormais après ces massacres qui rappellent consciemment ou non, qu’on le veuille ou non, la haine du juif, et qui s’inscrivent dans une tradition obsessionnelle meurtrière depuis l’antijudaïsme médiévale en passant par les progrom du XIXème siècle et la Shoah ?
Ni excuse, ni ignorance, mais tenter de comprendre (si c’est possible)
Mais il y a certains faits qui ne peuvent pas appeler au relativisme, ni à l’excuse de l’ignorance. Le rappel de l’horreur des massacres, le sort des otages, comme par exemple celui de Shani Louk, une jeune germano-italienne venue au festival de la paix embarquée nue, avec une violence inouïe, sur un pick-up par des membres du Hamas filmant sans complexe leur action. Seul un morceau du crâne de Shani a été retrouvé pour le moment. Il rappelle également les incidents comme le marquage des maisons juives à Paris à Saint-Ouen ou à Aubervilliers, les agressions contre des élèves juifs dans les écoles mais aussi et surtout, la montée de l’antisémitisme en France, en Angleterre et aux États-Unis. Sfar fait mention de quelques faits « divers » probablement passés inaperçus dans la presse française mais qui illustre combien les événements du 7 octobre ont été aussi un révélateur de tensions, de haine et de bêtises non résolues depuis, au moins, 1945 : le cas de Paul Kessler un américain de confession juive mort sur le trottoir après avoir était roué de coups en marge d’une manifestation pro palestinienne, ou encore la bêtise ignarde incarnée par le mannequin Gigi Hadid aux 79 millions de followers qui a relayé une théorie du complot selon lequel Israël aurait stocké des organes prélevés à des palestiniens. Si, comme certains l’affirment tout ceci n’a rien à voir avec l’antisémitisme, c’est à désespérer de tous les cours d’histoire voire des leçons de l’Histoire qui ont été dispensées jusqu’à présent à moins que la vérité ne soit ailleurs.
Sfar n’épargne pas non plus l’Etat et l’armée israélienne et renvoie dos à dos l’attitude de certains soldats israéliens dans les ruines de Gaza, les bavures des militaires, et les combattants du Hamas qui se sont filmés en train de massacrer des juifs, car, en soi, « la bêtise est un meurtre en puissance » et je rajouterai personnellement qu’elle n’a pas de drapeau.
Les 12 mots qui résument tout
Pour conclure cette recension, j’emprunte cette phrase très simple à Joann Sfar qui résume la problématique de deux peuples en souffrance depuis trop longtemps : « les juifs du monde iront mieux quand les palestiniens auront leur état ». Mais je rajoute cette réflexion personnelle que je m’étais faite il y a presque deux ans en voyage en Israël et dans les territoires palestiniens et après avoir échangé avec des personnes des deux espaces concernés : cette affirmation ne concerne pas seulement les juifs, mais les sociétés dans leur ensemble. C’est une solution qui répond à une question d’humanité, d’humanisme, en somme l’essence même des Droits de l’homme et de la femme …