Jean-Robert Pitte, passionné et spécialiste d’histoire, de gastronomie et de vin, propose dans À La Table de l’Histoire et du Monde, récemment publié aux éditions Tallandier, une alliance savoureuse entre ces trois univers. Cet ouvrage réunit une soixantaine de chroniques parues dans Le Figaro Histoire, prenant pour point de départ des plats, des ingrédients ou des « moments gastronomiques ». Chaque récit est accompagné d’une recette et d’une suggestion d’accord mets-vins, souvent commentée avec malice par l’auteur.

Après avoir publié une remarquable biographie de Brillat-Savarin, Jean-Robert Pitte nous invite ici à un véritable voyage culinaire à travers les âges et les continents. Le livre célèbre le pouvoir fédérateur de la gastronomie, révélant comment mets et saveurs portent en eux une histoire, une culture et une identité.

Respectueux de l’appétit littéraire et du temps de chacun, cet ouvrage peut se dévorer d’une traite sans modération ou se savourer par petites bouchées, à la manière de dégustations aux saveurs variées. Quel que soit votre appétit, chaque anecdote et chaque recette aura une saveur particulière !

L’Incroyable voyage des saveurs, une histoire connectée

Les mobilités et migrations ont tissé des liens entre les régions du globe, permettant aux aliments et aux saveurs de voyager. Par exemple, les pâtes et les raviolis, consommés en Chine depuis des siècles, ont suivi la route de la soie jusqu’en Italie et au Dauphiné (les ravioles). C’est à Naples, au XVIe siècle, que naissent les pasta seca et la cuisson al dente. Le riz, également originaire d’Asie, est introduit en Espagne par les Arabes avant de s’implanter en Italie au XVIᵉ siècle, puis en Camargue sous le règne d’Henri IV.

À partir du XVᵉ siècle, les Européens rapportent d’Amérique des ingrédients tels que le piment, la tomate, la pomme de terre, le haricot ou le cacao. Ces aliments inspireront de nombreuses recettes emblématiques dans les siècles suivants (cassoulet, pizza, frites, etc.).

Inspirés par les glaces aux fruits d’Asie, les Italiens popularisent le sorbet au XVIe siècle, avant que Catherine de Médicis ne l’introduise à la cour de France. Plus récemment, l’umami, identifié au Japon en 1908 comme le cinquième goût, a conquis les palais du monde entier.

Au XIXe siècle, les missionnaires européens emportent avec eux notamment la recette du pot-au-feu, qui inspirera le pho au Vietnam.

La cuisson lente de l’histoire

Depuis la préhistoire, l’alimentation humaine inclut des aliments comme les escargots, les œufs ou le fromage. Ce dernier, autrefois rural, devient citadin et aristocratique au Moyen Âge, atteignant ses lettres de noblesse à l’époque moderne. Brillat-Savarin dira d’ailleurs : « Un dessert sans fromage est une belle à qui il manque un œil ».

Dans l’Antiquité, les plats sont déjà relevés de fleurs, de miel, d’herbes, d’épices et de vin. Le foie gras apparaît à cette époque, les Égyptiens et les Grecs engraissant leurs oies aux figues.

Jean-Robert Pitte souligne l’importance du règne de Louis XIV pour la gastronomie française. Sous son influence, les épices orientales cèdent la place à des saveurs locales. Les sauces se complexifient, s’enrichissant de fumets de poisson, de fonds de carcasse ou de vin, puis gagnent en onctuosité. Son successeur, Louis XV, popularise les œufs à la coque accompagnés de mouillettes beurrées.

Au XIXe siècle, Auguste Escoffier révolutionne la gastronomie moderne et la vie des restaurants avec l’entrepreneur suisse César Ritz. Il compose notamment la pêche Melba en l’honneur de la cantatrice australienne Nellie Melba.

En France, cette évolution perpétuelle, portée par des figures emblématiques, conduit à l’inscription du repas gastronomique français au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO en 2010.

La gastronomie au cœur de la diplomatie et de la géopolitique

Les mets raffinés ont souvent réuni dirigeants et diplomates. En 1378, le premier banquet gastro-diplomatique rassemble Charles V le Sage, l’empereur du Saint-Empire Charles IV et Wenceslas de Luxembourg au Palais de la Cité, réunissant 800 convives. Lors du Congrès de Vienne, Talleyrand impressionne en servant 48 entrées avant les plats, fromages et desserts. Le 7 juin 1867, le banquet des Trois Empereurs au Café Anglais à Paris réunit Alexandre II (Tsar de Russie), Guillaume Ier (Roi de Prusse) et François-Joseph Ier (Empereur d’Autriche). Incapable de servir son foie gras sur place, le cuisinier Burdel en fait livrer à Berlin à l’automne.

En 1889, à Naples, la pizza Margherita aurait été créée en l’honneur de la reine de Savoie, arborant les couleurs du drapeau italien : vert (basilic), blanc (mozzarella) et rouge (tomate).

Certaines créations culinaires reflètent cependant des tensions géopolitiques. La sauce hollandaise célèbre les victoires de Louis XIV lors de la guerre de Hollande, tandis que le houmous reste un sujet de rivalité identitaire entre le Liban, la Palestine et Israël.

Croyances, objets et genres dans l’histoire gastronomique

Les croyances influencent l’alimentation, comme en témoignent les superstitions autour du pain à table ou l’essor de la morue dans les pays catholiques pour respecter les 150 jours d’abstinence annuelle.

Les ustensiles de cuisine évoluent également. La fourchette à deux dents, présente dès l’Antiquité, s’impose à Byzance puis en Italie avant de se diffuser en France. À partir de la Renaissance, elle gagne une troisième puis une quatrième dent, bien que Louis XIV préfère encore manger avec les doigts.

Longtemps, les livres de cuisine savante sont écrits par des hommes, tandis que les femmes se consacrent aux recettes familiales. La maîtrise du feu, symbole de pouvoir, est historiquement masculine, alors que les bouillies sont préparées par les femmes.

Déconstruire les légendes culinaires

Jean-Robert Pitte rappelle que certains récits populaires sont teintés de mythes. Louis XVI n’a pas été arrêté à cause de pieds de porc à Sainte-Menehould, une anecdote inventée par Camille Desmoulins puis popularisée par Alexandre Dumas. La phrase « Qu’ils mangent de la brioche », attribuée à Marie-Antoinette, provient en réalité d’un texte de Jean-Jacques Rousseau. La cynophagie, souvent associée à la Chine, était pratiquée en France jusqu’au début du XXᵉ siècle, comme le montrent les boucheries canines de l’époque. Quant à Dom Pérignon, il n’a pas inventé le champagne pétillant : ce sont les Anglais qui, dès le XVIᵉ siècle, ont initié la fermentation en bouteille.