Dans l’histoire de l’Asie, le Japon occupe une place particulière du fait de son insularité.
Le Japon à l’aube de son histoire, a en face de lui une Chine en pleine gloire, celle des dynasties Han (IIIe s. av.-IIIe s. apr. J.-C.), puis celle des Tang (VIIe-Xe s.). La Chine est son unique partenaire historique, une Chine très civilisée, homogène et massive, dont il sentira constamment le poids. Ombre pesante, certes, mais aussi génératrice de culture et de bienfaits .
C’est donc, à la lumière de travaux archéologiques que Pierre-François Souyri, présente une nouvelle histoire du Japon, nouvelle sans doute parce qu’elle revisite plusieurs idées reçues comme la différenciation entre la culture de l’archipel et celle du continent, ou encore la spécificité du shintoïsme face à la culture chinoise. En fait, dès le Ve siècle avant notre ère, la mer n’est pas un obstacle et l’insularité n’empêche pas les contacts avec le continent.
C’est donc une belle synthèse qui est proposée ici, puisque l’ouvrage embrasse en un peu moins de six cent pages, l’histoire du Japon de la préhistoire à nos jours. Celle-ci, mal connue, est en réalité passionnante et forcément dépaysante.
La formation, dès le VIe siècle, du premier royaume unifié du Yamato est le résultat d’un rassemblement des communautés préhistoriques de l’époque du Yayoi. Mais au VIe siècle le pouvoir central décline. Les grandes familles (uji), bénéficiant de la centralisation, sont alors mieux organisées, plus prospères et de ce fait plus puissantes. Elles affirment donc leurs prétentions et prennent les armes pour trancher leurs différends.
Guerres de clans féodaux
Ce phénomène est récurrent dans l’histoire japonaise. Le renforcement du pouvoir central accroît l’autorité politique et entraîne la prospérité chez les subordonnés qui, dès lors, recherchent l’indépendance et affaiblissent le pouvoir central.
En réponse à ces menaces, le pouvoir répond par des mesures appropriées, telle la réforme de Taika (645). Il s’agissait de remodeler l’État à l’image de la Chine pour assurer un fort pouvoir central capable de « déféodaliser » les terres et de tenir tête aux dissidents ; le travail, la terre et la production sont contrôlés par l’État. C’est une sorte de système de commandement qui se met en place, dont la fonction est, en captant le travail des paysans, d’assurer l’existence de grandes familles féodales, organisées selon une hiérarchie complexe autour de la cour.
Ce rassemblement des éléments du pouvoir s’est à l’avantage d’une grande famille alliée à l’empereur, la maison des Fujiwara, mais le pays compartimenté laissait en place de nombreux petits potentats locaux qui, voulant échapper à l’emprise des Fujiwara, apportaient leur soutien à l’empereur avec l’espoir peut-être de prendre une revanche « légitime ».
De la sorte, l’aristocratie ne constituait pas une seule classe : les grands rivalisaient, les moyens s’attiraient les grâces des petits pour supplanter les premiers, les petits soutenaient les moyens dans le dessein d’acheter leur indépendance ; le mécanisme jouant tantôt à l’avantage de l’empereur, tantôt – et plus souvent – au bénéfice des chefs de maisons, régents et plus tard shōgun.
L’histoire politique repose ainsi sur l’équilibre de ces forces jusqu’au XIXe siècle.
L’ouvrage présente aussi les aspects particuliers de cette histoire du Japon, notamment la grande menace mongole, stoppée en 1281 par la tempête, le vent divin, appelé, kamikaze.
La période moderne est celle d’affrontements incessants entre familles de Daimyos, de seigneurs féodaux, et des dizaines de milliers de guerriers s’affrontent. On retrouve d’ailleurs dans ces bruits de bataille, Kagemusha, l’ombre du guerrier. Le film de Kurosawa (1980) rend compte d’ailleurs parfaitement de ce que devaient être les batailles de cette période.
Le long règne des shoguns Togukawa
Dans les années 1570, la société japonaise entre dans une nouvelle étape de son histoire. Cette période, de près de trois siècles, est appelée par plusieurs historiens japonais : « l’ancien régime à la japonaise », référence directe à l’historiographie française. Cette période est marquée par un processus de réunification politique de l’archipel sous la houlette de seigneurs qui renforcent leur autorité dans leurs territoires respectifs. Les 30 ans qui précèdent l’arrivée, en 1600, de la dynastie de shogun des Togukawa, sont également marqués par la première rencontre du Japon avec les Européens. Ce sont les Portugais qui semblent avoir introduit sur l’archipel les premières armes à feu. Le seigneur local de l’île de Tanegashima en aurait alors fait fabriquer des répliques par ses artisans. En tout cas les Portugais pratique une sorte de commerce triangulaire, apportant des fusils de la poudre au Japon échangé contre du métal argent extrait des mines d’Iwami, avant de transformer ses profits en épices rapportées en Europe.
Au tout début XVIIe siècle, ce sont des hollandais et des Anglais qui sont présents à leur tour. Mais ce sont les Portugais qui restent les plus nombreux jusqu’à ce que le shogun Togukawa, ne s’engage dans des persécutions contre les chrétiens. En 1613, le christianisme est interdit dans tout le pays et le christianisme a été pratiquement éradiqué, en moins d’un quart de siècle. Une révolte en 1637, sur l’île de Kyushu a été impitoyablement réprimée. C’est également à cette époque que le shogun se décide à fermer le pays, empêchant le commerce avec les Européens, sauf dans deux ports, dont celui de Nagasaki.
Au final ce seront les néerlandais qui seront les seuls autorisés à faire du commerce, dans un comptoir unique, Dejima. Le commerce extérieur est ainsi strictement contrôlé par le gouvernement, même si une sorte de veille technologique semble persister, à partir des quelques fenêtres ouvertes sur le reste du monde.
Pourtant, malgré la doctrine officielle d’interdiction de la mer, des relations économiques ont lieu avec les territoires voisins, et notamment avec la Corée.
Si l’on parle d’ancien régime à la japonaise, c’est bien parce qu’il s’est mis en place à ce moment-là une société d’ordre, basée sur une stricte séparation entre guerriers et paysans, assurant de ce fait l’ordre social. La société est ainsi fractionnée en quatre statuts hiérarchisés, les guerriers, les agriculteurs, les artisans et les marchands. Les guerriers représentent entre six et 7 % de la population. Les paysans, pour leur part, sont les roturiers des campagnes, et constitue entre 70 et 80 % de la population.
L’ancien régime à la japonaise
Les campagnes sont le grenier de l’État, et que ce soit le shogun sur ses terres, où les seigneurs dans leur fief, un contrôle administratif très strict permet d’organiser le prélèvement des ressources. Si le riziculture joue un rôle fondamental, cela n’empêche pas le développement de cultures commerciales, qui se développent autour des grandes villes. Le mûrier pour le ver à soie, le colza pour l’huile d’éclairage, donne naissance à un début d’économies régionales spécialisées. La hausse de la production artisanale et l’essor d’une production agricole conduise à un développement des échanges en général et du secteur des transports en particulier. Un réseau routier se met en place avec des relais. La croissance urbaine est d’ailleurs l’un des phénomènes les plus marquants du XVIIe siècle. Des villes nouvelles surgissent, comme Edo, Osaka, Nagoya etc. Edo compte au XVIIIe siècle plus d’un million d’habitants. Edo est la capitale du shogun, une ville où les guerriers représentent la moitié de la population. Kyoto qui ne compte que 600 000 habitants et la capitale impériale, et associe industries de luxe et sanctuaire bouddhiste. C’est également dans ses villes et à cette époque qu’apparaissent les premiers quartiers de plaisir, surtout lorsque le shogun interdit en 1618 la prostitution, en dehors de quartiers spécialisés.
À l’extrême fin du XVIIIe siècle, une certaine forme de bouillonnement intellectuel typique de la fin de l’ancien régime fait son apparition. Les quelques contacts avec les hollandais amènent certains jeunes issus de l’aristocratie à contester la pesanteur du pouvoir du shogun. Ces jeunes deviennent vite les principaux critiques du régime et reprochent au shogunât sa politique de fermeture du pays. De plus, le phénomène de proto- industrialisation qui précède la révolution industrielle proprement dite se met en place. La population fait preuve d’un incontestable dynamisme au niveau économique mais le régime se raidit dans le conservatisme et peu à peu, se retrouve confronté à des difficultés croissantes. On a longtemps pensé que l’arrivée des canonnières de l’amiral Perry en 1853 avait porté un coup fatal au pouvoir du shogun. Mais en réalité, c’est la crise sociale qui commence vers 1830 qui semble avoir été à l’origine de plusieurs révoltes, de l’échec des réformes et enfin de la chute finale des Togukawa.
Le temps de la modernité
L’effondrement de l’ancien régime marque symboliquement le passage du Japon de l’époque pré-moderne, appelée Kinseï à l’époque moderne proprement dite appelée kindaï. La restauration impériale officiellement proclamée le 3 janvier 1868 ouvre donc une période nouvelle. Elle aboutit à la création d’un État nation.
On appréciera très largement la dernière partie de l’ouvrage expliquant de façon très claire l’entrée du pays dans la modernité, associant modèle occidental et culture spécifique. La révolution de Meiji a été un formidable appel d’air favorisant une industrialisation conquérante et dynamique, mais aussi un expansionnisme militaire et colonial qui trouve son aboutissement dans l’attaque de Pearl Harbour, le 7 décembre 1941.
L’auteur revient ensuite sur l’après guerre, jusqu’à sa véritable fin qui correspond en fait à la fin de la guerre froide et à la fin de la haute croissance du Japon. Désormais, ce pays vieillissant et en cours de désindustrialisation semble être rentré dans une normalité qui le rapproche de l’occident, d’autant que la puissance montante chinoise semble relativiser son importance. Signe des temps, le long monopole politique du Parti-libéral démocrate s’est interrompu en 2009 avec l’arrivée au pouvoir en 2009 du parti démocrate japonais qui espère recréer du lien social dans le pays, un lien social mis à mal par une montée des inégalités et par la vulnérabilité du pays aux crises internationales.
© Bruno Modica