Par Cyril Froidure,

En 288 pages, Sylvie Lindeperg, maître de conférences à Paris III, nous livre la vie, et tous ses soubresauts, d’un film qui a marqué l’histoire : Nuit et Brouillard d’Alain Resnais.
De l’idée à la réalisation, de la diffusion à la réception, elle tente d’envisager tous les aspects d’une œuvre dont Truffaut disait que si « Nuit et Brouillard est un film, il est le film et les autres ne sont plus que de la pellicule impressionnée. »

La structure de l’ouvrage est simple : une partie détaille les aléas de la fabrication du film et une autre le ou plutôt les regards portés sur lui. Un certain nombre de photos ponctuent le développement, images que l’on peut classer en deux catégories : certaines renvoient au tournage et aux acteurs du projet, d’autres sont des images utilisées dans le documentaire au statut ou à l’utilisation discutés.

Le livre s’ouvre et se ferme sur la vie d’Olga Wormser, conseillère historique du film, avec Henri Michel, et dont la vie semble se confondre avec l’écriture d’une histoire de la déportation et de l’extermination. Soutien de la résistance, employée au service de l’état-civil du ministère Frenay, confrontée de par sa mission au retour et à la recherche des déportés français en Europe, Olga Wormser va se retrouver mêlée à l’aventure de Nuit et Brouillard du fait de son appartenance au comité d’histoire de la seconde guerre mondiale et de sa participation à l’élaboration de l’exposition « Résistance, Libération, Déportation » de 54-55. C’est d’ailleurs lors de la préparation de celle-ci que germe l’idée de la réalisation d’un film sur le système concentrationnaire mais aussi la rencontre avec le futur producteur, Anatole Daumann d’Argos.
L’auteure détaille ensuite les différentes étapes de la préparation et de la réalisation. Préparation d’un film placé au départ sous le double signe de l’histoire (comité d’histoire de la seconde guerre mondiale) et de la mémoire (le réseau du souvenir), dont le budget explosa sans recevoir beaucoup d’aides des institutions, s’appuyant sur un corpus documentaire déjà rassemblé, augmenté de trouvailles faites en Hollande, en Pologne, avec un synopsis plusieurs fois réécrit et retouché pour aboutir à une explication du système concentrationnaire centrée sur le camp d’Auschwitz..

Puis vient le tournage à Auschwitz I puis à Majdanek ; ici Sylvie Lindeperg insiste sur les mouvements de caméra utilisés mais aussi sur le choix fait par Resnais de tourner certains plans afin de suggérer ou plutôt pallier à l’absence d’images d’archives : plan d’un train à Auschwitz, plan du plafond de la chambre à gaz. Ici on touche à l’une des difficultés rencontrées par le réalisateur : montrer ce qui n’a pas laissé de traces visibles, l’arrivée au camp et le meurtre.
Ensuite, le montage d’une durée de deux mois. Sylvie Lindeperg décortique le travail de Resnais : du choix de l’alternance séquences longues/séquences courte à l’utilisation inversée des trajectoires de caméras pour les images d’archives et celles tournées par le réalisateur, en passant par le choix de certaines images prises, non pour ce qu’elles renseignaient mais pour ce qu’elles représentaient : elle explique ainsi que certaines images tournées lors de la libération de Bergen-Belsen furent « détournées » afin d’illustrer la vie dans les camps.
Dernière étape, l’habillage sonore du documentaire. Jean Cayrol, ancien déporté-résistant et écrivain, choisi par Resnais, rédige un texte, réécrit au moins deux fois afin qu’il soit synchrone avec l’image, dans lequel il s’attache à donner une porte universelle à son propos (une seule utilisation du je en toute fin de narration) récité par Michel Bouquet auquel Resnais impose une neutralité de ton. Pour la musique, Resnais opte pour Eisler, compositeur allemand, ayant fuit son pays en 1933, et dont la partition est ininterrompue du début à la fin du film.

Le film achevé, la délivrance du visa d’exploitation buta sur deux obstacles : les relations franco-allemandes et l’image du gendarme de Pithiviers; l’autorisation de diffusion ne fut délivrée qu’en février 56 avec obligation d’intégrer un texte d’avertissement destiné au jeune public et de remplacer la photo du gendarme de Pithiviers qui ne sera finalement que floutée.
Cette même année, le film intègre la sélection officielle du festival de Cannes mais ce choix n’est pas avalisé par le secrétaire d’état à l’économie et à l’industrie : concert de protestations chez les professionnels mais surtout de la part des associations de résistants et de déportés obligeant Maurice Lemaire à accepter sa présence à Cannes et adoubant ainsi le film de Resnais.
Ce scandale, qu’une partie de l’opinion attribuait à une RFA soucieuse d’oublier son douloureux passé, permit au film d’être rapidement projeté à Berlin mais la carrière du film, dans les ciné-clubs et des associations, fût plutôt confidentielle. De l’autre côté du rideau de fer, il souleva l’intérêt à des fins de propagande mais, malgré une nouvelle traduction soucieuse de faire porter à la RFA la responsabilité des évènements, il ne fut pas diffusé pour … insuffisance sur le plan de la propagande.
Sylvie Lindeperg trace ensuite le destin de Nuit et Brouillard, un destin international mais ponctué d’échecs au Japon, au Royaume-Uni, en Suisse, de détournements du film, saucissonné pour une émission aux Etats-Unis, servant de preuve au procès Eichmann.
En France, le parcours du film est à lier à l’objectif d’un de ses commanditaires, le réseau du souvenir : sa plus large diffusion auprès des jeunes. Pour cela, il fallut qu’Henri Michel et Olga Wormser prennent leur bâton de pèlerin afin de présenter le film à des lycéens et des futurs enseignants de la France entière. C’est finalement la génération des enseignants des années 70 qui en fera sa référence pour l’étude du système concentrationnaire. Dans les années 80-90, le rôle assigné à Nuit et Brouillard change ; il devient l’antidote au racisme et à l’antisémitisme à tel point que Jack Lang en fit tiré un exemplaire pour chaque lycée suivant en cela le chemin parcouru par l’œuvre en RFA.
L’auteure conclut sur le parcours d’Olga Wormser et ses rapports avec les protagonistes de Nuit et Brouillard. Rapidement, les liens se distendirent Henri Michel mais plus grave pour Olga Wormser fut la blessure que représentèrent les vives critiques des déportés suite à la publication de sa thèse. Brillante par ailleurs, celle-ci contenait une erreur (l’absence de chambres à gaz à l’ouest) que ne lui pardonnèrent pas ses anciens compagnons. Comble de malheur pour celle qui avait tant fait pour la connaissance de la déportation, son nom fut associé à tort, à celui de Robert Faurisson dans un article du Monde ; défendue par l’amicale d’Auschwitz, elle n’en resta pas moins définitivement marquée par cet incident.

D’un film que, pour beaucoup, nous avons vu plusieurs fois, il est encore possible d’apprendre. Apprendre pour notre culture personnelle mais surtout pour nous permettre d’aborder plus aisément le travail sur l’image. Tout un travail sur l’utilisation du documentaire s’offre à nous à la lecture du livre de Sylvie Lindeperg.
Que ce soit en 3ème ou en première lorsque l’on aborde le génocide mais aussi en terminale dans la partie bilan et mémoires de la seconde guerre mondiale, la lecture de ce livre pourra nous permettre des séances sur le rôle de l’image en général, sur une image en particulier : on pense ici aux images de Bergen-Belsen détournées pour illustrer la vie dans les camps, à l’image du Veld’hiv : censée représenter une rafle de juifs la photo en question, datant de la libération, est celle de suspects de collaboration. Enfin bien sûr, l’image du gendarme qui posa tant de problèmes pour la délivrance du visa d’exploitation. Resnais refusant de s’autocensurer, il fut proposer de remplacer cette image par une autre de valeur équivalente ce que l’historien Henri Michel fut prêt à accepter conscient qu’il était du temps long de l’évolution des mentalités. Finalement, et contrairement à la recommandation de la commission de contrôle, cette photo ne sera pas supprimée mais le képi du gendarme sera simplement caché.

Copyright Clionautes.