Cet ouvrage reçu par La Cliothèque vient à point nommé, pour éclairer notre appréciation concernant la question des sondages et la relation qui peut exister avec le débat démocratique.

La plupart des lecteurs de La Cliothèque connaissent Roland Cayrol, cofondateur de l’institut CSA, directeur de recherche associée au centre de recherches politiques de Sciences-po, et souvent présent sur les différents plateaux de télévision. Cet ouvrage de moins de 150 pages est du plus haut intérêt, dans la mesure où la classe politique peut être tentée d’utiliser les sondages comme un élément déterminant des stratégies électorales.
Disons-le tout net, une bonne partie des questions qui se posent au niveau des principaux états-majors politiques, et notamment quel sera le meilleur candidat en mesure de l’emporter aux présidentielles de 2012, est très largement conditionnée par différents types de sondages.
Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur présente la genèse de ces enquêtes d’opinion, né aux États-Unis, en 1935. Dès 1936, la société Gallup franchissait l’Atlantique. En 1938 l’institut français d’opinion publique est fondé. Roland Cayrol revient d’ailleurs sur une question qui a pu susciter en France, à l’époque comme plus tard de larges débats, à savoir l’adhésion, écrasement majoritaire, des Français aux accords de Munich. En réalité, 37 % des Français sondés étaient hostiles à ces accords.

Une histoire des sondages

Aujourd’hui le marché des études et au plan mondial estimé à 32 milliards de dollars et l’Europe représente à elle seule 49 % de ce chiffre d’affaires et 30 % pour l’Amérique du Nord. Parmi les commanditaires des sondages, les plus importants sont bien entendus les médias qui les commande pour les publier.
Si les médias commandent des sondages, c’est parce que cela plaît à leurs lecteurs. Les lecteurs, auditeurs, les téléspectateurs apprécient de pouvoir évaluer l’opinion de ses concitoyens, et de pouvoir se situer lui-même par rapport à l’opinion générale. De plus, un sondage intéressant sur un sujet d’actualité pourra être repris citer commenter, à la radio et à la télévision, avec mention du journal commanditaire de l’étude : voilà une publicité rédactionnelle, gratuite, qui est toujours bonne à prendre. l’État est également un client important de l’industrie du sondage. Depuis 2007, il semblerait que la tendance se soit renforcée, et le palais de l’Élysée est devenu un centre important de commandes et d’analyse de sondages. Un rapport de la Cour des Comptes sur la gestion de la présidence a révélé en juillet 2009 que les procédures élyséennes ne s’embarrassaient pas toujours des règles du service public, notamment de la mise en concurrence, dans le choix des prestataires d’études. Les instituts et conseillers « amis », comme opinionway et Ipsos avec Patrick Buisson et Pierre Giacometti ont été largement privilégiés. Enfin les partis politiques, mais surtout les élus sont également de bons clients des instituts de sondage.

Les méthodes des instituts de sondage

L’auteur étudie les différentes techniques, particulièrement celle qui ne sont pas publiées, comme les études qualitatives. Dans ce cas précis il s’agit non pas de travailler par questionnaire, mais d’aller à la recherche chez les individus, de leurs manières intimes de voir le problème, de comprendre comment s’articulent chez eux les perceptions et les raisonnements, à quelle structuration personnelle correspond leurs opinions. On peut utiliser les entretiens individuels en profondeur, avec un psychologue de l’institut d’études, ou des réunions de groupe, réunissant entre six et 10 personnes sur un thème donné.
Le sondage fournit à ses clients des éléments d’information irremplaçable dans la construction de leur stratégie, notamment de communication. Pour le décideur, il s’agit en tout premier lieu de connaître les réactions à une démarche, qu’elle relève de la gestion des affaires publiques ou du lancement d’un produit ou d’un service dans le domaine commercial. Pour le chercheur, dans le domaine de la sociologie ou de la science politique, le sondage est devenu pour l’historien du temps présent, l’un des instruments essentiels à sa disposition pour intégrer pleinement et finement ses travaux la dimension du citoyen, de ses croyances, de ses attitudes de ses opinions. Le sondage s’est fait une place dans la vie intellectuelle et médiatique. Et les sondeurs-chercheurs participent à l’animation de la vie intellectuelle. Ils sont très présents dans les émissions de débats à la télévision ou à la radio et bien entendu omniprésent lors des soirées électorales.
Dans le troisième chapitre, après avoir évoqué la genèse de ces sondages que l’on peut situer dès le XVIIIe siècle, avec les premières études statistiques de Vauban, François Quesnay ou encore Necker, Roland Cayrol, présente l’élaboration des échantillons des populations sondées.
La méthode aléatoire comme son nom l’indique repose sur la méthode probabiliste. Les échantillons doivent être tirés rigoureusement au hasard. Cette méthode présente l’intérêt de pouvoir calculer les intervalles de confiance, c’est-à-dire les limites à l’intérieur desquels, avec un taux de probabilité fixée à 95 % peut varier le résultat exact. La méthode aléatoire, dès lors que l’on cherche à supprimer ce que les sondeurs appellent les biais, c’est-à-dire ce qui est susceptible de remettre en cause le caractère aléatoire, (qui décroche habituellement le téléphone, par exemple), semble d’après l’auteur plutôt coûteuse. Pour cela, le spécialiste du sondage aléatoire ont mis au point des formules probabilistes qui associent la stratification de l’échantillon aux paramètres que l’on cherche à étudier. La taille des agglomérations par exemple, ou le type de quartier.

L’autre réponse aux difficultés du sondage aléatoire ou probabiliste a été l’invention du sondage par quotas. Le principe en est simple : il s’agit de reproduire en miniature dans l’échantillon, des caractéristiques connues de la population étudiée. Les possibilités d’élaboration de ces échantillons basés sur le principe des quotas sont évidemment multiples. Si l’on veut prendre simplement la population française avec une répartition par sexe, l’échantillon prendra comme population de référence, 52 % de femmes. En termes de répartition régionale, 18,8 % d’habitants de l’Île-de-France et ainsi de suite. Mais il existe aussi des possibilités de quotas croisés, par exemple de sexe étage : à l’intérieur du quotas de sexe on établira des quotas proportionnels de classe d’âge, auquel on ajoutera la catégorie socioprofessionnelle du chef de ménage et les catégories de taille de communes.
L’auteur présent également ce qu’il appelle : « le français de sondages ». Les questions sont rédigées dans une formulation telle qu’elle soit comprise de la même manière par une esthéticienne de Lille et un professeur de lettres de Nantes, un militant communiste d’Ivry et un sympathisant UMP de Neuilly. L’intitulé de la question ne doit en aucun cas induire la réponse. Ce n’est pas parce que ces règles semblent évidentes, que les instituts de sondage les respectent toujours. En matière de clarté et d’accessibilité, Roland Cayrol même s’il s’en défend, succombe à la tentation du bêtisier. Quelques questions valent le détour : « si vous deviez choisir au sein de chaque couple suivant, qui préféreriez-vous ? », Avec parmi les réponses : « Jean Jaurès ou Jeanne-d’Arc », « Roland Dumas ou Christine Deviers Joncourt », « l’Abbé Pierre ou Ernest-Antoine Seillière » ?
Enfin, la question qui est posée par l’auteur et celle de la neutralité de ces sondages. Dès lors que le sondage est commandé par un politique, et qu’il est destiné à être publié, le questionnement peut-être biaisé afin de donner à l’opinion une image qui corresponde à ce que le politique en attend. De ce point de vue, le sondage influe sur le comportement politique, puisque ceux qui reçoivent, peuvent vouloir se situer dans l’opinion qui leur apparaît dominante. Pour terminer cette présentation du chapitre sur le métier de sondeur, quelques mots sur l’analyse de l’irruption d’Internet dans le monde du sondage.

Les sondages et leurs limites

Les internautes ne sont pas représentatifs de la population globale, et il n’est pas évident du tout de pouvoir constituer des échantillons représentatifs sur Internet. Les instituts qui utilisent ces pratiques sont obligés de procéder à des corrections de leurs échantillons, en sur représentant certaines catégories, les agriculteurs par exemple, qui sont peu présentes parmi les utilisateurs d’Internet. Pour autant, avec la constitution de panels préalables, les résultats ne sont pas fondamentalement différents de ceux qui sont obtenus par téléphone.
Bien entendu, c’est dans le chapitre quatre de cet ouvrage que l’on aura tendance à se précipiter. Observateur attentif de la vie politique, Roland Cayrol présente l’histoire des sondages électoraux et s’interroge sur le fait de savoir si ce sont bien eux qui font l’élection ? En France, c’est après la seconde guerre mondiale que les sondages se développent avec l’institut français de l’opinion publique. À l’occasion des consultations populaires, législatif ou référendaire entre 1945 et 1965, la plupart des estimations se sont révélés exacts, sauf lors du référendum du 5 mai 1946 à propos de la constitution, lorsque le oui avait été donné gagnant à 54 %, alors qu’il ne fera que 47 %. Dans la pratique, la marge d’erreur de ces sondages se situe entre trois et 5 %. En France, lors des élections présidentielles de 1965,10 publications successives de sondage ont rythmé la campagne. Les intentions de vote en faveur du général De Gaulle sont passées de 68 % dans la première vague à 43 % dans la dernière, pour le premier tour, avec un résultat final de 44 %.
Roland Cayrol précise également la méthode d’estimation des résultats, ce qui est annoncé solennellement à 20:00 lors des soirées électorales. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces résultats ne sont pas liés à une enquête d’opinion, c’est-à-dire sur un échantillon interrogé, mais sur des résultats réels partiels dans un échantillon national de bureaux de vote. Il s’agit de projection statistique à partir de voix décomptées, et non de l’interrogation d’une population donnée. Les sondages électoraux français se sont enrichis de diverses méthodes. Le sondage sorti des urnes est apparu lors des élections municipales de 1983 en France, et lorsqu’il est pratiqué immédiatement le jour du scrutin, ou quelques jours plus tard, les résultats peuvent évoluer. Le 21 avril 2002, 20 % des jeunes électeurs âgés de 18 à 24 ans déclaré avoir voté pour Jean-Marie Le Pen. Quelques jours plus tard, il n’y en avait plus que 13 %.
On connaît les difficultés des instituts de sondage pour obtenir que les personnes de l’échantillon disent réellement la vérité. Plusieurs méthodes sont utilisées pour corriger la sous-évaluation du vote « honteux », ou celle de l’abstention. Le sondé ce sent coupable par rapport au sondeur et peut avoir tendance à lui donner une réponse « plus acceptable ».
Pour toutes ces raisons, pour comprendre comment les états majors politiques, mais également nos concitoyens, utilisent les sondages, les premiers pour éclairer leurs décisions et façonner l’opinion, les seconds pour s’en forger une, cet ouvrage se révèle particulièrement utile.
Toutefois, le sondage n’est pas l’élection, et, même si les erreurs sont plutôt rares, elles peuvent se révéler retentissantes. En tout cas, et c’est une constante de toutes les soirées électorales, tirer sur le sondeur est un sport pratiqué par tous les politiques. Roland Cayrol n’a sans doute pas tort lorsqu’il rappelle que cette activité n’a pour ambition que de donner une photographie de l’opinion a un moment donné, mais que les meilleurs objectifs (photographiques), peuvent induire des effets de distorsion.

© Bruno Modica