Compte-Rendu par Marie-Christine Doceul, Professeur de Géographie en CPGE, Lycée du Parc – Lyon
Cet ouvrage présente le bilan de 10 ans de recherche de sociologie urbaine entre 1987 et 1997 aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest. Son intérêt majeur est d’offrir une analyse sociologique comparée de deux territoires de la marginalité urbaine : le ghetto noir du centre de Chicago et les banlieues ouvrières du nord de Paris (la « ceinture noire » et la « ceinture rouge »), de la part d’un auteur qui a un pied aux Etats-Unis et un autre en France. Pour ses recherches, il s’est immergé ds le cœur noir du South Side de Chicago et ds la cité des 4000 à La Courneuve à la fin des années 80 et au début des années 90. On retrouve ce double ancrage dans son exercice de professeur de sociologie à Berkeley et de chercheur au Centre de sociologie européenne.
Comment devient-on ainsi un sociologue français spécialiste du ghetto noir américain ? L Wacquant parle d’un « triple choc » : le choc géographique d’une résidence sur le campus de l’université de Chicago, à l’exacte limite du ghetto noir, le choc intellectuel de la rencontre avec le chercheur spécialiste du ghetto afro-américain et noir lui-même, William Julius Wilson, et le choc du discours en vogue sur l’américanisation de la ville européenne.
La problématique au cœur des travaux de Loïc Wacquant est celle de la marginalité urbaine des très grandes villes. Le titre met l’accent sur les populations marginales et stigmatisées, le sous-titre sur les lieux situés au plus bas de la hiérarchie des lieux de la métropole et le rôle des politiques de l’Etat. On remarquera le singulier du ghetto, et le pluriel des banlieues beaucoup moins homogènes.
L’étude du ghetto américain, à travers l’exemple de Chicago, montre que la misère des Noirs du ghetto de la fin du XXe siècle ne s’explique pas par les comportements de l’underclass, par la « culture de la pauvreté » qui s’y développe, mais bien plutôt par la marginalisation forcée, résultant de l’inégalité de classe, de la ségrégation raciale, des différences de genre, sur fond de mutation postfordiste du capitalisme américain et de politiques urbaines et sociales régressives de l’Etat fédéral et des pouvoirs locaux.
La comparaison rigoureuse du ghetto américain et des banlieues françaises qui compose le cœur du livre, permet de tordre le cou à l’idée de « ghettoïsation » ou d’évolution « à l’américaine » de nos banlieues. Elle montre que le ghetto est, au cœur des villes américaines, une réalité historique persistante, alors que, dans les périphéries des villes françaises, il s’agit d’un mythe médiatique. Car même si les structures démographiques et les représentations stigmatisantes sont semblables, la gravité de la détresse et surtout le fonctionnement diffèrent : d’un côté, un monde clos, « une ville noire dans la ville », fermé par une ségrégation ethno-raciale rigide puisant ses sources dans l’esclavage, et laissé à l’abandon par les pouvoirs publics ; de l’autre, des territoires hétérogènes sur le plan ethnique, liés au reste de la métropole, où le mode de triage social donne lieu à nombre de frustrations que l’encadrement politico-administratif cherche à contenir.
La fin de l’ouvrage se veut une réflexion sur les logiques à l’œuvre dans l’avènement de la « marginalité avancée », terme par lequel il désigne la « nouvelle pauvreté ». Il termine par un aperçu des types de politiques publiques, avec un bref plaidoyer pour la découplage entre le revenu et l’emploi salarié.
Le lecteur qui s’est intéressé à la question urbaine aux Etats-Unis notera la divergence d’analyse entre Loïc Wacquant et Cynthia Ghorra-Gobin (absente de la bibliographie) sur la notion d’underclass. En revanche, Hervé Vieillard-Baron et Loïc Wacquant se rejoignent sur la différence fondamentale entre banlieue en France et ghetto aux Etats-Unis.
On aura compris à travers ce compte-rendu que l’ouvrage ne se borne pas à une analyse scientifique, il vaut aussi pour engagement civique sur les modèles de Pierre Bourdieu et de Bill Wilson dont se réclame l’auteur.
Quelle validité accorder à des études qui ont au moins 10 ans d’âge ? Dans sa postface datée d’avril 2006, le chercheur n’esquive pas la question, mais il invoque le temps de la recherche différent de celui du commentaire médiatique. Il voit dans « la déferlante qui a secoué les banlieues ouvrières » françaises en novembre 2005, la confirmation des résultats de ses recherches : les mêmes causes (« déprolétarisation », relégation, stigmatisation) produisent les mêmes effets, aggravés en 2005 par l’approfondissement de la précarité salariale et de l’insécurité sociale, la politique étatique d’encerclement policier, et l’autisme des politiques face aux demandes sociales des habitants de ces quartiers.
Les professeurs d’Histoire-Géographie ne manqueront pas de regretter l’absence totale de cartes et de graphiques. Ils ne prendront pas plaisir à certaines dérives jargonnantes de la recherche sociologique du genre : « rompant avec le trope de la « désorganisation » qui, depuis les premiers travaux de l’école de Chicago, domine les recherches conventionnelles sur la pauvreté en Amérique, je développe ici une conception institutionnaliste du ghetto comme concaténation de mécanismes de contrôle ethnoracial fondée dans l’histoire et matérialisée dans la géographie de la ville » (p.3). Ces premières pages ne doivent pas décourager la lecture qui devient plus aisée par la suite, ni faire oublier les descriptions très concrètes du West Side de Chicago et de la cité des 4000 à La Courneuve (p.128-141).
Copyright Clionautes