Historien des comportements et des mentalités des Français depuis l’installation de la République, Michel Winock nous livre aujourd’hui une analyse pénétrante des passions françaises. Lire ce livre aujourd’hui, lorsque se déroule un mouvement social important qui traduit la fracture profonde qui s’est creusée entre les élites et ce que l’on appelle le peuple est un exercice plutôt stimulant.


On peut d’ailleurs s’étonner du grand silence de ce que l’on appelle les intellectuels « Germanopratins » à propos de ce mouvement social, eux qui sont beaucoup plus enclins à se mobiliser pour des causes très lointaines, au moins du point de vue géographique. Au fil de ces 350 pages l’auteur qui est un très fin observateur de la vie politique en France, aussi bien celle du passé que celle d’aujourd’hui, nous présente un pays paradoxal. Cela rappelle, avec un certain humour d’ailleurs, ce qu’écrivait il y a très longtemps, à propos de la France, vu par un certain major Thomson, ce qu’écrivait Pierre Daninos.

Pays paradoxal que la France à propos de laquelle l’auteur s’interroge : les Français veulent-ils encore rester une nation ? Le paradoxe français est que la France est devenue une nation en se dotant d’un État, contrairement à ce qui a pu se passer en Allemagne ou en Pologne. Le seul problème c’est qu’aujourd’hui cet état se voit remettre en cause dans le cadre de la mondialisation.

Fille aînée de l’Église ou fille perdue ?

Avant d’être une géographie, la France est une histoire. Cet hexagone harmonieux dont parlait le grand géographe du début du XXe siècle est au contraire profondément fragmenté. La France n’est pas un lieu de vie uniforme, par la multiplicité de ces climats, par l’extrême diversité des peuples et des cultures qui s’y sont installées ou développées. Toutes ces forces diversifiées auraient très bien pu faire vivre des états ou des parties d’État rebelles à tout drapeau commun. La France est davantage une idée, même si la plupart des Français le sont devenus, avec la terre qui les a vu naître, par une application de la loi du plus fort. Et c’est pour cela que périodiquement ressurgissent des rêves bretons ou des mirages occitans. Mais dans le même temps, parce que l’État se constituait, les 10 siècles de centralisation progressive se sont trouvés confirmés dans une république une et indivisible.

La fille aînée de l’église est-elle une fille perdue ? C’est ainsi que l’auteur s’interroge sur cette surprenante relation entre la France, pays qui a inscrit la laïcité dans sa constitution et une forme d’attachement aux cadres hiérarchiques que l’on retrouve dans l’alliance du trône et de l’hôtel. La France est le pays d’où sont parties les croisades, pour la reconquête des lieux saints comme pour l’affirmation des droits de l’homme avec les armées de la révolution et l’empire. Le catholicisme a transmis à la France un idéal universaliste qui suscite parfois l’ironie de nos voisins.

Dans le chapitre centralisation et administration, Michel Winock évoque concentration administrative qui n’a pas d’équivalent dans le monde. Plusieurs régimes successifs ont poursuivi cette démarche qui a eu ses bons côtés puisqu’elle a permis d’unifier la nation et à assurer la continuité de l’État malgré les fluctuations politiques. Mais dans le même temps il existe dans notre pays un sentiment double vis-à-vis de la machine centralisée : une plainte incessante et une demande non moins continue d’État.
Michel Winock s’interroge toujours sur le passage de la révolution à la république laïque. Pendant très longtemps, l’opposition entre l’église et l’État a structuré le champ politique. La droite conservatrice réactionnaire souhaitait maintenir une présence de l’Église comme garantie d’ordre social, tandis que la gauche libérale et/ou démocratique souhaitait plutôt s’en émanciper.

Curieusement, dans ce chapitre, Michel Winock ne s’inquiète pas de l’évolution traduite dans le discours de Nicolas Sarkozy à propos de laïcité positive, visant à redonner aux églises, qualifiées de jalouses et exclusives pourtant, une place éminente. Cela permet d’ailleurs de relativiser le vote par l’actuelle majorité présidentielle de la loi contre le voile intégral. L’ostentation des différences sépare les citoyens et construit le communautarisme, l’ennemi de la nation démocratique.

L’actuel mouvement social à propos de la réforme des retraites rappelle également ce que Michel Winock appelle : « la passion égalitaire ». Il est vrai que celle-ci a pu être vue de façon très péjorative par l’actuel président du groupe majoritaire à l’assemblée nationale, parlant de nouvelle « nuit du 4 août » dont il faudrait se prémunir.

Un pays d’héritiers ?

Dans le même temps, cette passion égalitaire des Français qui a pu se retrouver dans le développement, spécifique à l’Hexagone, du parti communiste et avant le congrès de Tours de l’anarcho-syndicalisme, s’oppose cette volonté des Français de faire partie des « propriétaires ». Ce culte de la propriété explique le poids du conservatisme au pays des révolutions. Il explique aussi pourquoi la seule véritable réforme de Nicolas Sarkozy après trois ans de mandat, réforme qui a concrètement changé la situation d’une partie significative de la population, a été celle des successions, établissant un abattement de plus de 150 000 € sur chaque part de l’actif net pour les transmissions en ligne directe.

Situation paradoxale qui vise, dans le pays où l’égalité est affichée au fronton des bâtiments officiels, à assurer la permanence d’une caste d’héritiers.
Étonnante république française que ce pays dont nous parle Michel Winock qui a doté l’État des attributs de la monarchie. Cela explique sans doute cette tendance de la vie politique française à chercher dans l’homme d’État le « père de la nation ». Bien que, depuis la révision constitutionnelle de 2008, le président élu pour cinq ans ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs, le renforcement de son pouvoir permis par la coïncidence de l’élection présidentielle avec l’élection législative permet aux Français de se livrer « corps et âme » à celui qui aura reçu l’onction du suffrage universel. De ce point de vue, l’hyper présidence de Nicolas Sarkozy, hyper présidence qui en ces temps de mouvements sociaux semble devenir plus discrète, a comme inconvénient une trop grande proximité qui remet en cause le prestige de la fonction.

Bonapartistes ? Certainement !

Tous les travers français sont donc passés au crible de cette analyse historique pénétrante : le bonapartisme des Français qui les a amenés à plébisciter Napoléon Ier, comme son neveu Louis Napoléon Bonaparte ; c’est cette volonté de se donner un dictateur au sens de ce qui existait dans la république romaine qui a pu les amener à croire dans le rôle de sauveur du maréchal Pétain en 1940. C’est encore et toujours ce « bonapartisme » qui a pu les amener à faire du Général De Gaulle une icône indéboulonnable. Il est vrai que ce dernier, un militaire républicain issu de la tradition monarchiste, avait pu affirmer, avec panache, le splendide isolement et la permanence de la France éternelle. À propos du populisme, l’auteur reprend l’expérience du général Boulanger, qui est un excellent indicateur de la fracture qui parfois se creuse entre la classe politique et le peuple. À différentes étapes de notre histoire les Français ont pu être séduits par l’affirmation de solutions démagogiques, le mouvement Poujade en 1956, le Lepénisme au milieu des années 80.
C’est probablement dans les chapitres 19, 20 et 21 où Michel Winock traite successivement de la gauche, de la droite du centre que les analyses nous sont apparues comme les plus stimulantes. L’arrivée au pouvoir du général De Gaulle a perturbé pendant un temps l’opposition entre une gauche qui assimilait sa cause à celle de l’humanité et une droite qui avait pour vocation de soutenir les intérêts de la classe dominante. La fin du gaullisme accélérée sans doute par la présidence de Valéry Giscard d’Estaing a pu permettre à la gauche de s’affirmer à nouveau sur une posture idéologique. Son seul problème est qu’une fois confrontée à la réalité du pouvoir, elle a dû à partir de 1983, assumer la gestion de l’État d’une façon guère très différente de ce qu’une droite modérée aurait pu mettre en œuvre.

La déchirure du tissu social

C’est d’ailleurs là que se révèle la véritable nature du Sarkozysme qui semble-t-il pourrait réveiller, une fois la comédie de l’ouverture terminée, ce qui sera le cas lors du prochain remaniement ministériel, les clivages les plus tranchés. La question qui d’ailleurs se pose est de savoir si le pays pourra résister à une telle déchirure du tissu social induite par la remise en cause de ce que l’on a pu appeler naguère « le modèle social français ». Alors on pourrait reprendre les titres de ces trois chapitres comme autant de questions : la gauche ne sait plus qui elle est, et se trouve forcément confronté à une forte demande sociale et aux exigences de la réalité. La droite est aujourd’hui face à l’épreuve et si on a pu croire pendant un temps qu’elle était sortie victorieuse de la bataille des idées, en faisant du néolibéralisme son nouveau credo, et en le faisant partager par toute une partie de la gauche, elle se confond aujourd’hui avec ce que l’on pourrait appeler la droite des intérêts. Cette défense des intérêts dominants heurte forcément la passion égalitaire de nos concitoyens et suscite actuellement les mouvements sociaux que l’on sait.
Finalement, il faudrait comme l’a fait probablement Michel Winock, relire cet ouvrage publié par Valéry Giscard d’Estaing deux ans après son élection, Démocratie française. Ce président de la république avait sans doute pressenti ce qui pouvait se passer : la remise en cause du divorce idéologique par l’harmonisation sociologique dans le mode de vie de nos concitoyens.

Giscard avait raison… Trop tard !

Le seul problème, c’est que son analyse aurait pu rester pertinente si la croissance des 30 Glorieuses s’était poursuivie. Les 20 puis les 30 « piteuses » qui ont suivi ont bien au contraire creusé les inégalités et réveillées la passion égalitaire des Français, leur aspiration à mieux vivre, quitte à faire des efforts, ce qui a pu expliquer le succès temporaire du « travailler plus pour gagner plus ». Redoutable slogan de campagne que l’on n’entend d’ailleurs plus, que ce « travailler plus pour gagner plus », qui en période de montée du chômage a eu des effets délétères. Comment en effet faire passer cette idée de travailler plus alors que le taux de chômage prévu pour 2011 se situera au niveau des 10 % de la population active.
Michel Winock, qui pointe avec beaucoup de pertinence les travers hexagonaux n’a pas cité, et on peut être surpris, la jeunesse. Oubli surprenant, même si l’on peut avoir du mal, lorsque l’on a rattrapé et même largement dépassé en partie la cinquantaine, de cette caractéristique française qui fait, qu’au bout du compte, la natalité ne se porte pas trop mal. Encore un effet positif de cette politique familiale dont il arrive que quelquefois l’on conteste la générosité ! Cette jeunesse de France, elle est surprenante par bien des aspects. On peut parfois la brocarder et critiquer sa propension au consumérisme, on peut lui reprocher aussi de s’incruster chez ses parents, et l’on peut critiquer son absence de culture politique. Et pourtant ! Redoutée depuis 1986 par tous les gouvernements, frappés du syndrome de Malik Oussekine, elle fait périodiquement irruption dans le mouvement social, et seule jusqu’à présent, Rama Yade s’est préoccupée de cette question. Les partis de gauche auraient d’ailleurs tort de considérer son adhésion comme acquise dans la perspective de 2012. Le mouvement social lié à la réforme des retraites de cet automne 2012 pose encore et toujours le problème de la solidarité entre les générations. Cela va très au-delà de la démarche qui consiste à tracer une équation automatique entre la fin d’activité des seniors et l’arrivée des jeunes sur le marché du travail. Malheur à ceux qui se trouveront confrontés à cette exigence d’une jeunesse ardente : « qu’avez-vous fait de notre avenir ? Quel monde allez-vous nous laisser ? ».

Comment ne pas pour conclure sans avoir envie, une fois ces 350 pages refermées, de continuer à parler la France et de ses paradoxes ? Comment ne pas entendre, comme une ritournelle, cette chanson de Charles Trénet, « douce France », pays de passions et de déchirements, pays légitimiste et révolutionnaire et, au bout du compte, pays à nul autre pareil que chantait le poète ? L’historien des idées et des passions est allé au bout du voyage et fait écho à cette exposition photographique de Raymond Depardon, toujours visible actuellement, qui montre une France du passé et de la mémoire rencontrant celle d’aujourd’hui. Un beau voyage assurément que l’on a envie de poursuivre.

Bruno Modica