Il est de bon ton, depuis quelques décennies en histoire médiévale, de mettre au jour de nouvelles « renaissances ». Ce fut d’abord celle du XIIe siècle, puis la « renaissance carolingienne » et désormais, de façon plus discutée toutefois, la « renaissance de l’an mil ». C’est clairement dans cette perspective que s’inscrit cet ouvrage auquel a notamment participé Pierre Riché qui avait proposé, il y a peu, l’expression de « troisième renaissance carolingienne » (Les Grandeurs de l’an mille, Paris, 1999).
Issu d’un colloque tenu à Lille en 2008, ce livre, dont le titre ne doit pas induire en erreur car il ne s’inscrit pas seulement dans une optique fidéiste mais, surtout, dans un cheminement historique, a pour ambition de croiser les approches en réunissant des historiens, des théologiens et des historiens de l’art. Il est composé de deux grands ensembles : le premier porte sur un manuscrit célèbre du Xe siècle, le codex Egberti ; le second réunit différents articles sur l’art ou la société des Xe-XIe siècles.
Un chef d’œuvre de l’enluminure ottonienne: le codex Egberti
La partie principale de l’ouvrage est consacrée au codex Egberti, dont sont fournies de nombreuses reproductions d’une excellente qualité, qui sont un des plus grands mérites de ce volume – même si l’on regrette l’absence d’une table des illustrations, et surtout de légendes des images dont on ignore parfois la provenance et la localisation dans le manuscrit ; les rares renvois aux images inscrits dans le texte des articles sont par ailleurs fautifs. Ce codex est un manuscrit enluminé réalisé dans le dernier quart du Xe siècle par cinq copistes et cinq enlumineurs probablement dans le scriptorium fameux de l’abbaye de Reichenau pour Egbert qui a été archevêque de Trèves de 977 à 993. Il s’agit d’un évangéliaire, c’est-à-dire d’un recueil des textes évangéliques lus pendant les messes, qui était utilisé lors des cérémonies importantes ou pour honorer la visite d’un grand. Ce manuscrit comporte soixante pages illustrées, dont cinquante et une présentent des scènes de la vie du Christ. Réalisé dans l’Empire germanique récemment restauré par Otton Ier, ce codex est un des principaux représentants de l’enluminure ottonienne et il a été à ce titre classé dans le patrimoine de l’UNESCO.
Cette époque glorieuse de l’art médiéval est toutefois encore méconnue en France et cette publication est à ce titre bien utile. Les différents articles présentent tantôt des analyses d’images particulières (comme celle du lavement des pieds ou de l’arrestation de Jésus), tantôt des comparaisons avec d’autres manuscrits. Il en ressort tout d’abord un constat sur la richesse des sources : les enlumineurs avaient une bonne connaissance des Pères grecs et latins et ils ont puisé leurs références iconographiques dans l’Antiquité, dans le monde byzantin et, bien sûr, dans les productions carolingiennes. Les auteurs insistent ensuite sur l’intérêt catéchétique et théologique des images qui opèrent des choix souvent différents de ceux d’autres manuscrits contemporains. On regrette toutefois que les aspects historiques n’aient été qu’effleurés. Le contexte de la reconstruction impériale, qui pourrait expliquer le choix de modèles antiques romains, n’est que rapidement évoqué, de même que le contexte des réformes canoniales qui serait pourtant capital afin de comprendre la vita communis évoquée dans l’image de la Pentecôte. Plus globalement c’est la conception de l’Église et de l’Empire, ou de l’Empire comme Église, qui aurait pu être étudiée et ne le sont malheureusement pas. Les réalisateurs du manuscrit sont eux aussi trop brièvement présentés.
De nouvelles « grandeurs » de l’an mil ?
Les autres articles de l’ouvrage sont consacrés à des thèmes différents de l’histoire culturelle, politique ou sociale des Xe-XIe siècles. La perspective adoptée est souvent celle de la vulgarisation, quitte à passer sous silence les débats historiographiques parfois majeurs, comme le fait l’article sur la paix de Dieu. Plusieurs aspects de la période sont étudiés. La question du pouvoir est présentée à travers la pensée politique d’Abbon de Fleury et dans l’action de l’évêque de Cambrai Gérard ou dans celle des abbés de Lobbes, tandis qu’au XIe siècle se manifestent dans les villes de nouveaux pouvoirs autour des marchands et des bourgeois. Ce qui domine est l’image d’une Église combattante qui, pour asseoir son autorité, utilise à la fois l’art (les images, l’architecture) et la parole (quitte à adapter le texte biblique aux régions en cours de christianisation), mais aussi son pouvoir spirituel – renforcé par ses réformes internes qui lui permet de maudire ses ennemis, ainsi que l’alliance avec l’Empire pour la christianisation des Polonais et des Hongrois. La présence de l’Église se renforce enfin par la sacralisation du lieu de culte et la munificence croissante des églises tandis que la liturgie tend à s’unifier comme le montre l’exemple espagnol. Si ces mouvements relèvent un renouveau, C. Lauranson-Rosaz souligne, quant à lui, la permanence de l’influence romaine dans le Sud de la Gaule.
Ce qui fait l’unité de ces articles est la volonté de dénoncer une “légende noire” de l’an mil qui ferait de cet âge un moment de violence, de déclin et d’obscurantisme. Au contraire, il est présenté ici comme un moment de renouveau de l’Église, notamment en soulignant l’importance de la lumière dans l’art. Par ailleurs les cultures carolingienne, romaine et même byzantine demeurent présentes et connues. En revanche, il est manifeste que les pouvoirs sont en cours de réorganisation : évêques, abbés, bourgeois prennent d’autant plus de place qu’en dehors de l’Empire le pouvoir central a tout de même été affaibli. Plusieurs articles offrent d’heureux contrepoints par rapport à ceux qui portent sur le codex Egberti : un évêque comme Gérard de Cambrai rappelle la situation des évêques d’Empire ; le maintien de la romanité ouvre une autre piste de lecture de sa présence dans le manuscrit de Trêves ; l’importance de l’Église offre un parallèle avec celle de Pierre dans le codex. On regrette toutefois d’une part que ces liens n’aient pas été explicitement tissés, et d’autre part que les choix historiographiques n’aient pas été plus systématiquement soulignés. Demeurent cependant le mérite de fournir de belles illustrations et quelques documents traduits (sur le pouvoir royal vu par Abbon de Fleury, sur le tombeau commandé par Gérard de Cambrai, et surtout sur les pouvoirs urbains) qui pourront être utilisés en lycée et surtout dans les dossiers de documents de licence.
© Emmanuel Bain