CR par Emmanuel Bain

Raban Maur est un des personnages importants de l’époque carolingienne qui en compte beaucoup. Cette publication s’inscrit dans la continuité d’une série d’approches qui s’efforcent de sortir d’un cadre strictement théologique ou spirituel pour replacer les écrits de Raban dans leur contexte historique, celui de l’action d’un grand abbé puis d’un évêque.
La publication des actes du colloque organisé à Lille et à Amiens en 2006 offre aux lecteurs francophones (même s’il y a naturellement aussi dans cet ouvrage quelques articles en anglais, en allemand ou en italien) une somme parfaitement à jour d’un point de vue historiographique qui complète à la fois les grands colloques allemands publiés en 2006 (à l’occasion du 1150e anniversaire de la mort de Raban) et les volumes sur l’exégèse publiés la même année aux éditions Brepols sous la direction de S. Cantelli.

Raban Maur comme acteur de son temps.

Les divers articles, qu’il n’est pas question de présenter tous ici, soulignent trois aspects dans l’action et l’œuvre de Raban. Le premier est bien sûr celui de son implication dans les affaires de son temps. Raban a non seulement beaucoup écrit, mais il a surtout été abbé de Fulda de 822 à 842, puis évêque de Mayence de 847 à 856. À la tête d’une des plus grandes institutions monastiques puis d’un des évêchés les plus importants de l’Empire, il a été un acteur politique majeur de son temps. Dans une période marquée par les conflits de succession, il a dû prendre parti, ce qui lui a probablement d’ailleurs valu la perte de sa place d’abbé, puis sa nomination à l’archevêché de Mayence pour avoir soutenu Louis le Germanique. Les articles de Ph. Depreux, de G. Bührer-Thierry et de B. Bigott étudient plus précisément ces aspects, tandis que S. Lebecq présente succinctement le cadre architectural et historique de Fulda.
Mais c’est aussi par son savoir et ses œuvres que Raban intervient dans les affaires de son temps. Sa connaissance du droit justifie ses interventions dans tous types de débats comme le montre W. Hartmann, et notamment sur la question de l’oblation des enfants qu’il défend alors que lui-même avait été oblat, c’est-à-dire donné au monastère par ses parents (cf. l’article de S. Patzold). Le droit n’est pourtant pas la seule source de son autorité. Les articles de S. Shimahara, de C. Chevalier-Royet et de P. Boucaud sur l’exégèse de Raban montrent, avec plus ou moins de facilité selon les cas, que ses commentaires bibliques qui semblent inscrits dans la tradition patristique, sont en fait aussi des modèles de comportement destinés aux princes dans le cadre d’une Église qui se confond avec l’Empire. Loin d’être un penseur reclus dans son monastère et isolé des problèmes du monde, Raban est donc présenté à juste titre dans cet ouvrage comme un acteur essentiel de son temps qui ne sépare pas ses interventions politiques de sa réflexion théologique ou juridique.

La construction de l’autorité.

C’est d’ailleurs un second intérêt de cet ouvrage que de suggérer une réflexion sur la construction de l’autorité dans le monde médiéval qui s’appuie sur trois fondements. Tout d’abord Raban peut s’appuyer sur sa position institutionnelle : les charges abbatiales ou épiscopales lui confèrent une autorité aussi bien spirituelle que temporelle. À cela s’ajoutent les réseaux relationnels. L’étude des réseaux est un des champs dynamiques de l’historiographie française du Haut Moyen Âge, et plusieurs articles de ce volume se sont efforcés de décrire et d’analyser le fonctionnement de celui de Raban. Il se constitue de plusieurs ensembles : les relations familiales, les maîtres (notamment Alcuin qui serait à l’origine du surnom de Maur, ce qu’étudie B. Judic), les disciples (qui furent nombreux et parfois célèbres, notamment Loup de Ferrières), les autres prélats. Ce réseau s’étend principalement dans la Francie de l’Est et se maintient grâce à des dédicaces d’ouvrages, des correspondances et surtout des dons. Parmi ceux-ci, les reliques occupent une place toute particulière (qu’étudient J. Raaijmakers et R. Le Jan) car elles aussi contribuent à renforcer la sacralité d’un lieu, et donc l’autorité de celui qui le dirige. Le réseau de Raban n’apparaît pourtant pas très étendu.
C’est en effet son savoir qui constitue la principale source de son autorité. Non seulement il a passé sa vie à étudier, mais en outre son monastère possède une des plus riches bibliothèques de son temps, ce qui a permis à Raban d’être reconnu comme un savant éminent qui connaît particulièrement bien les textes patristiques. Plusieurs articles montrent finement comment il utilise cette connaissance pour imposer son autorité. Que ce soit dans ses préfaces aux commentaires du Livre des rois, d’Ezéchiel ou des épîtres pauliniennes (citées p. 33 et 311), ou encore dans des textes juridiques (p. 103), Raban ne cesse de répéter qu’il ne souhaite pas introduire de nouveautés, et qu’il reprend les dits des Pères. Ce faisant le texte qu’il produit se charge de l’autorité des Pères, alors même que c’est Raban qui a choisi et agencé les textes patristiques qu’il utilise. Cet exemple montre que dans la société du Haut Moyen Âge, il est nécessaire de dépasser l’opposition moderne entre soumission aux sources et originalité ; dans un monde où l’autorité vient de la tradition, c’est la maîtrise de cette tradition qui fonde l’autorité d’un maître, et non l’affirmation d’une originalité. Dans le cas de Raban, cette autorité était d’autant plus grande qu’elle touchait tous les domaines du savoir.

Un savoir très vaste

Une troisième caractéristique de ce colloque est de ne pas se limiter à une des facettes de l’œuvre de Raban, mais au contraire d’en souligner la diversité. Plusieurs articles traitent de l’exégèse, dont l’influence a été majeure au cours du Moyen Âge car ses commentaires ont souvent servi de source à la Glose. Nous avons aussi parlé de son œuvre juridique. Il s’intéresse aussi à la liturgie, à la médecine et à la grammaire, étudiées respectivement par E. Palazzo, F.O. Touati et L. Holtz. L’ensemble témoigne d’une grande érudition que rappellent et recherchent M. Perrin, J. Elfassi et O. Szerwiniack. M. Coumert et W. Haubrichs étudient, par deux voies différentes, la réflexion sur la langue « tudesque » à l’époque de Raban. D’autres articles évoquent enfin, mais plus brièvement, la gestion du domaine du monastère et l’accueil des pauvres.

La publication de ce colloque enrichit donc la connaissance de Raban et, à travers son exemple, celle de la société médiévale de son temps. Il est toutefois regrettable que, formellement, la réalisation de cet ouvrage n’ait pas été plus soignée : il ne contient aucune illustration, alors que Raban est lui-même l’auteur du De laudibus sanctae crucis qui accorde une grande place à la présentation visuelle ; il manque des cartes qui seraient précieuses pour mieux cerner l’extension géographique du réseau de Raban.