Les nombreux conflits qui touchent actuellement la planète relèvent en général de ce que l’on appelle la guerre irrégulière. Une conflictualité très souvent présentée comme nouvelle mais qui en réalité repose sur une forme de guerre que l’on avait oubliée ou mésestimée alors qu’elle est pourtant dominante depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Elie Tenebaum, chercheur à l’IFRI (Institut français des relations internationales), se livre ici à une étude globale de cette forme de conflit. Guerre asymétrique, celle-ci fait appel à des techniques de guérilla plutôt que de batailles rangées et ne distingue ni front, ni arrière ce qui tend à effacer la distinction classique entre civils et combattants. Elle ne fait l’objet d’aucune règle ou accord international et tend souvent à dénier à l’adversaire irrégulier toute légitimité le qualifiant de bandit ou terroriste plutôt que de soldat.

Malgré le titre très général de l’ouvrage, celui est surtout centré sur la pratique de la guerre irrégulière durant la période de la guerre froide et de la façon dont les puissances occidentales (États-Unis, France, Grande-Bretagne) y firent face lors des divers conflits auxquels elles furent confrontés. Elie Tenenbaum s’intéresse notamment au partage d’expérience entre alliés face à la diversité des situations rencontrées.

Aux origines de la guerre irrégulière du XX° siècle.

Forme de guerre ancienne, pratiquée notamment lors des conflits coloniaux, la guerre irrégulière fait un retour sur le devant de la scène avec la Première Guerre mondiale. Q Cela va des tentatives de soutien allemandes à l’insurrection irlandaise à la guerre civile russe en passant par l’action plus connue du colonel Lawrence auprès des tribus arabes. Cette dernière démontre l’efficacité des techniques de guérilla et de sabotage, alliées à une une bonne maîtrise du renseignement, contre des armées régulières dépendante d’une chaine logistique.

Les années 20 et 30 voient le retour à des conflits de type colonial mais l’on commence à voir poindre des écrits tendant à joindre au volet purement militaire la nécessité de réponses politiques ou psychologique. Les Britanniques créent en 1938 diverses structures destinées à la propagande de guerre, l’action subversive, le soutien à des mouvements de résistance. Ils mettent en évidence les principaux avantages des forces irrégulières : la mobilité, l’information et le moral.

La Seconde Guerre mondiale permet aux Britanniques de prendre de l’avance sur les autres pays. Les différents volets de la guerre irrégulière vont être mis en œuvre. On voit des missions de propagande et de désinformation assignées aux radios ou utilisant le largage de tracts. Le volet sabotage et opérations spéciales n’est pas oublié avec la création d’unités de commandos, de SAS mais surtout avec la création du SOE (Special Operation executive) en charge des opérations en Europe occupée. Ce savoir-faire britannique se fait aussi avec (et parfois en concurrence) avec ceux des divers mouvements de résistance à l’image du BCRA (Bureau Central de Renseignement et d’Action) français. Néanmoins une coopération interalliée voit le jour dans les STS (Special training School) et avec la création des équipes Jedburgh à composante internationale : un officier anglais ou américain, un français et un opérateur radio d’une des trois nationalités. De là sont sortis un grand nombre de ceux qui jouent ensuite un rôle important lors des conflits suivants.

Guerre froide et guerre irrégulière.

La démobilisation massive à la fin de la Seconde Guerre mondiale voit la disparition des structures de guerre irrégulière. Le début des tensions liées à la guerre froide entraîne cependant leur recréation rapide ; dès 1947, les Etats-Unis créent la CIA mais aussi le NSC (National Security Council). La guerre froide va être psychologique avec la création de stations de radio destinées à émettre en direction de l’est comme Radio Free Europe. Les Britanniques puis les Français se joignent au mouvement tandis que l’OTAN se dote d’une section spécialisée dans le domaine.

En parallèle, se créent des services spécialisés dans l’action clandestine à l’image du SDECE ou du 11° choc français dont beaucoup de membres viennent des équipes SAS ou Jedburgh. Mais les actions concrètes de l’autre côté du rideau de fer sont en fait rares et limitées et n’aident pas vraiment les résistances baltes ou ukrainiennes face à la domination soviétique. L’intervention occidentale dans la guerre civile grecque est par contre un succès.

C’est en Asie plus qu’en Europe que vont se dérouler les principaux conflits irréguliers de la guerre froide. Le succès des forces de Mao Zedong en Chine participe à cette dynamique. Mao a notamment théorisé l’importance du soutien de la population civile en tant que condition nécessaire du succès. D’où la mise en place d’organisations civiles d’encadrement de la population dans les régions contrôlées par le PCC. Cela permet ensuite la transformation de la lutte irrégulière en lutte régulière classique. La victoire communiste interpelle les occidentaux qui tentent de décrypter les raisons du succès pour mieux y faire face ailleurs. Parmi les pistes évoquées, la propagande et l’aide au développement apparaissent comme des réponses plausibles mais qui dans les faits passent souvent après la contre-guérilla classique. Le cas philippin est un des rares succès tangible et l’auteur en explique les raisons. Par contre les actions menées en Amérique latine si elles limitent la progression communiste, se révèlent très couteuses sur le plan politique.

Mais c’est le cas vietnamien qui est le plus emblématique ce qui lui vaut d’occuper près du tiers de l’ouvrage. Après avoir collaboré avec les Français dans la fin du conflit, les Américains les évincent peu à peu d’Indochine et mettent en place leurs propres structures. L’engament américain va essayer d’allier les pratiques de la guerre conventionnelle et celles de la guerre irrégulière, empruntant largement aux expériences britanniques et françaises et notamment auxtravaux de David Galula. Mais les pratiques de guerre conventionnelle vont largement l’emporter sur celles de la guerre irrégulière. Pourtant de nombreux organismes sont créées pour réfléchir puis mettre en œuvre des politiques comme celle des hameaux stratégiques ou du programme Phoenix. Mais au final l’absence d’alternative politique crédible rend utopique toute chance de succès.

Conflits coloniaux et guerre irrégulière

Les guerres liées aux mouvements d’indépendance s’inscrivent dans une double logique d’éveil des nationalismes et de guerre froide. L’auteur les replace dans leur contexte et s’intéresse plus particulièrement à trois d’entre elles. Le cas de la Malaisie apparaît comme le seul succès occidental. Elie Tenenbaum démontre la particularité de cette insurrection communiste et la manière dont les Britanniques ont su y faire face. Ils utilisent certes leurs SAS dans des opérations de contre-guérilla mais ils n’oublient pas d’accorder la primauté au politique. Le succès obtenu en Malaisie fait de celle-ci une véritable école de la contre-guérilla occidentale tout en posant la question de la transposition du modèle.

Ce n’est pas le cas en Indochine où les Français lancés au départ dans une opération de reconquête n’arrivent pas à se doter d’un objectif politique. La pacification ne suffit plus face au Vietminh qui, à partir de 1950, bénéficie du modèle et du soutien chinois. Les actions menées par les GCMA (Groupement de Commandos mixtes aéroportées) permettent des succès locaux auprès de certaines minorités. Mais il n’y a pas de véritable politique visant à obtenir le soutien de la population. La contre-guérilla et les opérations militaires conventionnelles l’emportent sur l’action psychologique. Cela n’en marque pas moins nombre d’officiers convaincus d’avoir saisi les ressorts de la guerre révolutionnaire.

Le conflit algérien va leur donner la possibilité d’appliquer leurs théories sur le terrain. L’armée française combine opérations de contre-guérilla militaire sur le terrain et lutte contre la subversion. Les méthodes employées visent à contrôler la population par des regroupement forcés et luttent contre les branches clandestines du FLN en employant largement la torture. Tandis que la création de sections administratives spécialisées est censée faciliter la conquête des esprits des populations par l’action psychologique. Cependant l’engagement, ou la sympathie de nombre des militaires impliqués dans ces opérations avec les partisans de l’Algérie française leur fait perdre toute mesure. Cela les éloigne du but poursuivi par le gouvernement. Cependant les méthodes pratiquées sont alors exportées dans les écoles militaires des autres nations du bloc occidental, en particulier pour ce qui est de l’emploi de forces régulières dans la contre-guérilla classique.

En conclusion, de la guerre irrégulière à la lutte contre le terrorisme

L’échec américain au Vietnam comme l’échec français en Algérie ont fini par rendre marginaux les tenants de la guerre irrégulière. Les doctrines officielles sont redevenues plus classiques tandis que durant la Détente ne voyait plus beaucoup d’autres succès de mouvements de guérillas.

La fin du XX° siècle voit la persistance de mouvements autonomistes mais sans qu’il y ait toujours véritablement un enjeu dans le cadre de la Guerre froide. Même les opérations en Afghanistan ou le soutien aux contras du Nicaragua ne marquent qu’un engament limité des Américains.

L’après guerre froide a cependant des espaces de conflits : Moyen orient, Caucase, Afrique sub-saharienne. Mais ils présentent rarement un intérêt stratégique pour les occidentaux. Il faut attendre l’irruption du terrorisme islamique sur la scène internationale pour assister à un retour de leurs forces sur le terrain et des doctrines de la contre-insurrection chez les politiques et les militaires. Mais bien souvent il manque encore et toujours un but politique viable.

Compte-rendu de François Trébosc, professeur d’histoire géographie au lycée Jean Vigo, Millau