Paul Painlevé, Troisième République, Belle Époque, Entre-deux-guerres, Parti républicain-socialiste, savant
Anne-Laure Anizan est actuellement professeure en CPGE (Lettres Supérieures et Spéciales) à la Cité scolaire internationale (lycée) Honoré de Balzac, à Paris (17e). Ancienne chercheuse rattachée au centre d’histoire de Science po et ancienne membre du comité de rédaction d’histoire@politique, elle a rédigé un mémoire de maîtrise intitulé Les radicaux tourangeaux au miroir du Front populaire (1934-1938) dirigé et soutenu par Serge Berstein, en tant qu’étudiante à Sciences Po de Paris, en 1992. Anne-Laure Anizan restitue la carrière exceptionnelle de Paul Painlevé : ce mathématicien qui incarne, au début du XXe siècle, cette République des savants née avec la Révolution française. Député pendant vingt-trois ans, quatorze fois ministre, trois fois président du Conseil, élu très jeune à l’Académie des sciences, Paul Painlevé est l’un des grands leaders des gauches françaises pendant une quinzaine d’années dont l’influence fut aussi décisive dans bien des domaines (l’administration de la recherche, le développement de l’aéronautique, la Première Guerre mondiale ou l’histoire du mouvement socialiste).

Cet ouvrage est une adaptation fort réussie d’une thèse de doctorat de sciences politiques dirigée par Serge Berstein et soutenue à Sciences Po Paris en 2006 sous le titre Paul Painlevé (1863-1933) – Un scientifique en politique. Cette première version, qui avait valu à Anne-Laure Anizan une mention spéciale du jury du prix de thèse de l’Assemblée nationale, constituait une somme qui ne pouvait décemment pas être proposée en l’état au grand public. L’ouvrage publié aux Presses universitaires de Rennes transforme l’essai en proposant une biographie accessible et remarquablement bien écrite. Son travail se fonde entre autres sur les papiers Painlevé, ceux de plusieurs ministres, les archives militaires, le JORF (Journal Officiel de la République Française) ou les ouvrages de Paul Painlevé lui-même. L’appareil critique exigé par l’exercice universitaire se voit ainsi considérablement réduit, le récit est restructuré d’une manière beaucoup plus fine, pour le plus grand profit du lecteur. Comme elle l’indique dans son introduction, son ouvrage est structuré autour de trois grands thèmes : d’une part, le statut de savant, qui constitue l’une des clés de l’engagement et de l’action politique de Paul Painlevé ; d’autre part, le statut de spécialiste incontesté de la défense nationale acquis par un civil, engagé de surcroît contre les militaires durant l’affaire Dreyfus ; enfin, la question de la cohérence de son parcours politique qu’il mena au sein de différentes formations de la gauche républicaine avant de se bâtir un profil de rassembleur des gauches au début des années 1920. Les chapitres sont chronologiques mais l’analyse est thématique. De facture classique, le livre déroule en onze chapitres les principaux moments de la vie et de l’engagement de Paul Painlevé où se mêlent étroitement science et politique.

Les années d’apprentissage (1863-1914)

Dans les chapitres I (Aux origines d’une vocation, p. 25-44) et II (Science et engagements, p. 45-79), l’auteur décrit les années de formation d’un jeune homme issu des classes moyennes, dont le parcours – École normale supérieure, agrégation, doctorat de mathématiques – illustre le modèle méritocratique de la Troisième République. Scientifique, Paul Painlevé est aussi un humaniste réformiste éveillé assez tardivement à la politique par l’affaire Dreyfus, comme tant d’autres de sa génération. Les chapitres III (L’entrée en politique, p. 81-101) et IV (Les débuts prometteurs d’un « jeune » député, p. 103-122) décrivent son entrée à la Chambre des députés en 1910, à la suite de son élection à Paris, dans le 5e arrondissement, le Quartier des Écoles, sous l’étiquette du Parti républicain socialiste, dont il est l’un des fondateurs. Spécialiste des questions militaires, il est en pointe dans l’opposition à la loi des trois ans, tout en prônant la modernisation de l’armée au travers du développement de l’aviation et des engins sous-marins. Cette spécialisation et sa participation intense à la vie parlementaire le propulsent, pendant les années de guerre, au sommet de l’État.
Issu d’un milieu familial de gauche, Paul Painlevé a forgé sa vocation politique au feu de l’affaire Dreyfus mais sa fortune politique doit beaucoup à son statut de savant, à une époque où la République révère la science. Dès 1908, aux côtés de Wright et de Farman, il vole et participe à des records, ne cessant plus de soutenir l’aviation ni de jouer les médiateurs entre savants et dirigeants. Les relations entre science et politique font l’objet d’une étude approfondie, qui vient compléter des travaux antérieurs comme ceux d’Anne Rasmussen, notamment pour la période de la guerre. À certains égards, le conflit est pour Paul Painlevé une divine surprise car il lui permet de disposer des moyens nécessaires pour conduire une politique des inventions au service de la défense nationale. La difficulté des rapports entre exécutif et législatif, entre départements ministériels, entre civils et militaires, entre Français, Britanniques et Américains sont particulièrement bien mis en lumière. Issu d’un milieu républicain, Paul Painlevé choisit l’ENS, soutient un doctorat en 1887 et intègre l’Académie des sciences. L’entrée en politique est marquée par un choix dreyfusard tardif motivé par le constat personnel de la mauvaise foi d’un général lié à l’enquête. Élu à la Chambre en 1910, dans le Ve arrondissement de Paris où il succède à Viviani, Paul Painlevé rejoint en 1911 le Parti républicain-socialiste. De 1911 à 1934, entre socialistes unifiés et radicaux valoisiens, cette formation peu contraignante regroupe de fortes personnalités de socialistes indépendants et ministérialistes et se révèle une pépinière de ministres (Millerand, Briand, Augagneur, Viviani, Violette).

Les responsabilités du temps de guerre (1914-1918)

Les chapitres V (La science et la guerre, acte 1, le député, p. 123-147), VI (La science et la guerre, acte 2, le ministre des Inventions intéressant la Défense nationale, p. 149-178) et VII (La direction de la guerre, 1917, p. 179-222) montrent comment Paul Painlevé, membre des commissions de l’Armée et de la Marine, acquiert à partir de 1914 un statut de ministrable. Ferraillant avec l’exécutif au nom de la défense des droits du Parlement, il est l’un des artisans les plus en vue de la mobilisation de la science et des savants au service de la France en guerre. Aristide Briand lui confie en 1915 un « ministère sur mesure », celui de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Inventions, où il participe à la construction du mythe de la guerre scientifique et pose les fondements d’une politique publique ambitieuse d’innovation et de recherche qui aboutit, en 1922, à la création de l’Office national des recherches scientifiques et industrielles et des inventions, ancêtre du CNRS. Dans le chapitre VIII (Une éphémère présidence du Conseil, p. 223-241), devenu en mars 1917, ministre de la Guerre dans le cabinet Ribot. Il échoue à empêcher l’offensive Nivelle dont il n’était pas partisan, mais il fait le choix décisif de Pétain comme commandant en chef, après l’échec du Chemin des Dames. À l’été 1917, il prend position pour une paix négociée, considérant comme suffisante la restitution de l’Alsace-Lorraine, à rebours des partisans de buts de guerre plus ambitieux comme des partisans d’une paix blanche. Appelé à la présidence du Conseil en septembre 1917 pour un ministère éclair de deux mois, il soutient la répression des mutineries mais, comme Pétain, cherche les voies d’une amélioration du sort des soldats et impose le renoncement à toute offensive d’envergure pour attendre l’engagement effectif de l’allié américain. C’est lui qui crée le Conseil supérieur de guerre interallié, qui institue les correspondants de guerre au front et fait aboutir la réforme du contrôle parlementaire aux armées. Enfin, dans un souci de rationalisation et d’efficacité du travail gouvernemental, il organise le secrétariat général à la présidence du Conseil. Anne-Laure Anizan nous dévoile avec précision et clarté le rôle important de Paul Painlevé dans la direction de la guerre et les tenants et aboutissants de la rupture de l’Union sacrée qui marque la fin de 1917. Le ministère Paul Painlevé est le seul de la guerre à tomber sur un vote de défiance. Contraint de céder sa place à Clemenceau, personnalité antinomique de la sienne, Paul Painlevé redevient simple député mais, à partir de 1919, il est l’un des artisans du Cartel, prenant la tête de la Ligue de la République créée en 1921. Il restera dans les mémoires comme le fossoyeur de l’Union sacrée.

Un leader de la gauche (1919-1925)

Longuement analysée dans le chapitre IX (Au temps du Bloc national, p. 243-304), l’audacieuse stratégie d’opposition au Bloc national menée par la Ligue de la République, qui entend associer républicains-socialistes, radicaux-socialistes et socialistes SFIO, aboutit à la victoire du Cartel des gauches. L’ancien président du Conseil fait de la Ligue le fer de lance d’une opposition extra-parlementaire au Bloc national – Paul Painlevé ne s’interdisant ni de voter pour les gouvernements du Bloc, ni de voter avec l’extrême gauche socialiste, conformément au « transformisme » parlementaire cher à Nicolas Roussellier –, ainsi que l’instrument extra-partisan d’une reconquête de l’opinion par la gauche, affaiblie depuis 1919. Vivier de talents et de propositions, la Ligue est le prototype de ces associations, partenaires et concurrentes des organisations partisanes. Jalousée et copiée par le Parti radical, la Ligue ne se substitue finalement pas aux partis, mais devient le creuset du Cartel qui triomphe en 1924. Paul Painlevé, élu président de la Chambre des députés, ne parvient pas, en juin 1924, à se faire élire président de la République, bien qu’il ait été désigné comme le candidat unique des gauches.
Cet échec ne l’empêche pas de poursuivre sa carrière ministérielle, comme l’illustre le chapitre X (Au temps du Cartel, p. 305-359), consacré à la période cartelliste. Figure de premier plan, il succède, en avril 1925, à Édouard Herriot à la présidence du Conseil. En butte aux mêmes contradictions qu’Édouard Herriot (crise financière, guerre du Rif), il s’expose en outre à l’hostilité des radicaux en général, et à celle de son prédécesseur en particulier et voit son gouvernement tomber en novembre 1925. Artisan du succès cartelliste avec Édouard Herriot et Léon Blum, Paul Painlevé redevient, à deux reprises, président du Conseil et il est emporté par la même contradiction qu’Édouard Herriot entre engagement politique de gauche et exigence droitière d’orthodoxie financière. Écartelé entre son appartenance à la gauche et sa gestion politique qui le pousse vers la droite, Paul Painlevé, à l’instar de la petite formation du Parti républicain socialiste, perd progressivement ses soutiens.
L’épilogue de cette « vie plurielle » qui couvre, avec le chapitre XI (Le riche épilogue d’une vie plurielle, p. 361-388), les années 1926-1933 retrace une période d’intense activité politique, Paul Painlevé monopolisant de façon quasi continue le ministère de la Guerre puis celui, tout nouveau, de l’Air. Dans ces fonctions, il met son pouvoir, sa notoriété et ses compétences au service de la modernisation de l’armée française. S’il ne dirige plus de gouvernement à partir de novembre 1925, il reste un pilier de cabinet et un acteur majeur dans le domaine de la défense, accréditant l’idée qu’un bon ministre ne fait pas forcément un bon président du Conseil dès lors qu’il n’est pas soutenu par un puissant parti. Ce pacifiste, militant genevois et antifasciste précoce est ainsi, apparent paradoxe, à l’origine des grandes réformes de l’armée française de l’entre-deux-guerres, comme le service d’un an, la ligne Maginot ou l’autonomie de l’Air.

Paul Painlevé : Un homme-clef de la Troisième République de la Belle-Époque aux années trente

Dans sa conclusion (p. 389-401), Anne-Laure Anizan fait apparaître le personnage de Paul Painlevé dans toute sa complexité. Il est à la fois savant et politique, un homme appartenant à la bourgeoisie intellectuelle et à la gauche, enfin un homme qui rêvait de paix mais a dû faire la guerre. Autant par les sources utilisées que par la bibliographie – on appréciera qu’elle ouvre la porte à toutes les écoles historiques sans exclusives – ou par le style, fluide et agréable, l’ouvrage constitue une référence. Il est publié en 2012 aux PUR qui achève là un cycle Paul Painlevé initié en 2005 par des actes de colloques auxquels Anne-Laure Anizan avait d’ailleurs participé (Claudine Fontanon, Robert Frank et Jacqueline Lalouette, dir., Paul Painlevé (1868-1933). Un savant en politique, Rennes, PUR, 2006).
Profondément ancré dans les luttes politiques du XIXe siècle, Paul Painlevé apparaît toutefois peu à peu en décalage avec les nouvelles aspirations économiques et sociales portées par la gauche d’inspiration marxiste. C’est ce qui explique sans doute le désamour dont il a été victime depuis la fin des années trente. L’un des grands mérites du travail d’Anne-Laure Anizan est de l’arracher à un injuste oubli. Pénétré de l’éthique de responsabilité, Paul Painlevé marie le goût du savoir et la passion de l’action. Trop réformiste pour la droite et trop conservateur pour la gauche, Paul Painlevé) illustre la figure de l’honnête homme, héritier des Lumières, engagé en politique pour servir son pays et ses concitoyens. Plus républicain que socialiste, Paul Painlevé incarne un centre gauche marqué par la culture du compromis et par le souci de la modernisation, prudent mais ne s’interdisant pas d’être audacieux, comme l’attestent ses nombreuses réformes.
Ce livre comporte, outre un cahier iconographique bienvenu (p. I-XXXII), tous les attributs de l’ouvrage scientifique : repères chronologiques (p. 403-404), sources (p. 405-409), bibliographie sélective (p. 411-419), index des noms de personnes (p. 421-426), table des matières (p. 427-431). Écrit dans un style rigoureux et élégant, ce volume est indispensable à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la Troisième République.

© Les Clionautes (Jean-François Bérel pour La Cliothèque)