Voyager au cœur des paysages en crise, telle est la promesse tenue de l’ouvrage polyphonique paru dans la collection Villes et territoires et dirigé par Jean-Louis Yengué professeur à l’université de Poitiers, spécialiste des dynamiques paysagères et Christiane Sfeir, professeure à l’Université libanaise, spécialiste de l’impact géographique du couple religion-politique.

Du Liban au Viêtnam

Dans cet ouvrage porté par quinze contributeurs, le paysage en crise est rendu intelligible grâce à trois entrées : tout d’abord les dynamiques paysagères propres à ces espaces, soit l’explicitation, le processus à l’oeuvre, puis les traces du conflit, soit la mémoire matérielle, enfin l’expression artistique rendant compte de ces lieux, soit la dime.nsion esthétique. Le Liban concentre plus de la moitié des treize études de cas développées. D’autres lieux sont examinés : la forêt vietnamienne, les bidonvilles de Mayotte, Athènes, Bagdad ou Belfast complètent le panorama géopolitique, paysager et esthétique. Au fil des pages, ces paysages deviennent simultanément sources de réconfort et cicatrices, témoignant de la complexité de l’objet géographique.

Beyrouth, paysage de signes religieux

Dans la première partie dédiée aux processus paysagers conflictuels, la contribution d’ouverture rappelle les valeurs attribuées aux paysages de la résistance dans le Sud-Liban. Puis un point est proposé sur les oppositions sociales et spatiales entre migrants et Mahorais qui nourrissent les paysages du bidonville de Kawéni à Mamoudzou. Ensuite, une étude développe la projection des conflits des vivants dans les espaces consacrés aux morts, soit les cimetières de Beyrouth, à la fois théâtres de la multiconfessionnalité libanaise et miroirs d’une différenciation identitaire marquée. La dernière étude de ce chapitre est la plus captivante. En effet, C Sfeir y sonde la présence des signes religieux comme éléments du paysage beyrouthin et de ses évolutions. Ces signes apparaissent sur les personnes, sur les véhicules (deux-roues, taxis, camions, bus) et au sein de l’espace privé. Ils témoignent donc, dans les deux premiers cas, de la sacralisation de l’espace public. Ils révèlent la fragmentation confessionnelle, politique et culturelle du peuple libanais et parfois une relecture des textes religieux.

La forêt, entre répulsion et ressource

La seconde partie de l’ouvrage est sans doute la plus évocatrice en termes d’images puisqu’elle se focalise sur les stigmates paysagers des crises et conflits. Deux analyses éveillent particulièrement l’intérêt du lecteur. La première est consacrée à la représentation des forêts à l’épreuve de la guerre du Viêtnam. Napalm, bombardements, bulldozers assaillent ces espaces de 1961 à 1975 (mais aussi au cours de la Guerre d’Indochine durant laquelle le Corps expéditionnaire français use du napalm, à Dien Bien Phu par exemple). Ici, Amélie Robert montre bien la mutation dans les représentations observées dans le centre Viêtnam. D’une forêt oscillant entre dépendance et répulsion avant ces conflits, elle devient refuge et/ou obstacle au cours de ces derniers, gagnant une valeur stratégique, avant de se transformer en territoire à potentiel économique dans l’après-guerre. Ainsi, l’auteure indique comment la guerre a facilité l’accès aux montagnes, a amenuisé les surfaces forestières, tout en faisant apparaître un nouvel enjeu, éminemment contemporain, celui de sa préservation.

Belfast : des murs et des touristes

Sous le titre Le paysage post-conflit à Belfast, l’étude menée par Florine Baillif est également passionnante. Partant du concept d’ethno-territorialité, l’auteure déroule la dynamique ternaire qui caractérise ces paysages urbains d’Irlande du Nord : accroissement des différences entre fragments de la population – conflits (attentats, intimidations, insultes) – violences visibles dans le paysage. Ce processus accouche des traumascapes (mot valise proposé par Maria Tumarkin en 2005, signifiant paysages traumatiques), porteurs de la mémoire tels que les monuments aux morts, les barrières, les fresques et les peace walls. Ces derniers, murs érigés depuis 1969 mesurant de quelques décamètres à un kilomètre, scandent non seulement la ségrégation résidentielle mais aussi les lieux de tensions et de violences dans la ville. Ils sont des interfaces de la conflictualité nord-irlandaise. Toutefois, une tendance à la normalisation s’observe sur ces lieux singuliers, constatable dans leur intégration paysagère, voire dans leur décoration ou encore dans les matériaux – moins agressifs – mobilisés pour leur construction. Ce mouvement s’accompagne depuis les années 2000 d’une campagne irrégulière de démantèlement partiel ou complet des peace walls, véritables structures défensives. Enfin, la mondialisation des migrations avec l’arrivée de nouveaux habitants par exemple bouddhistes vient brouiller les lignes de fracture et participe de la dilution des enjeux anciens. Parallèlement, les traumascapes de murs et de fresques acquièrent une valeur paysagère historique, voire touristique comme le souligne l’apparition récente du terme touristscape (James, 2011).

Réenchanter les ruines ?

L’ouvrage se referme sur une partie qui rend compte de l’esthétisation des paysages en crise. Dans cette optique, les métropoles de Beyrouth et d’Athènes sont convoquées. Elles montrent comment certains artistes photographes, cinéastes subliment «l’expérience de la perte, du détruire» (p179), laissant apparaître simultanément la question de la survie. Dans sa contribution sur Beyrouth, Céline Bonnel met ainsi en avant la manière dont l’art questionne les différentes couches spatio-temporelles d’une histoire en crise, par le biais de la photographie qui se fait alors archéologie. L’auteure souligne par ailleurs l’affirmation d’un discours artistique critique au milieu de ces ruines, discours qui oscille parfois entre oubli et mémoire, mais qui demeure toujours ancré dans une dynamique de reconstruction. Pour redonner du sens. Et pour réenchanter Beyrouth, ville-chantier, ville-ruine.

In fine, Paysage, images et conflits lance des pistes de réflexion variées pour aborder les paysages urbains en crise. Il est donc très profitable afin d’appréhender sous de nouveaux angles la notion d’habiter qui structure le programme de géographie en sixième par exemple. Il constitue en outre un excellent outil pour qui veut entrer dans la géopolitique – la conflictualité Moyen-orientale – par des biais inédits.

Vincent Leclair