Estelle DeléageSociologue, maître de conférences à l’Université de Caen, rédactrice en chef de la revue Écologie et politique travaille depuis des années sur les réseaux de paysans qui pratiquent une agriculture différente, alternative. Elle a notamment publié Paysans, de la parcelle à la planète. Socio-anthropologie du Réseau d’agriculture durable, Syllepse, en 2004 et de nombreux articles. L’ouvrage qui vient de paraître s’inscrit dans cet axe de recherches. Il ne s’agit pas d’un livre qui se contente de dénoncer les ravages du productivisme, les manœuvres du syndicat majoritaire (la FNSEA) pour ne pas changer d’orientation, les décisions des ministres de l’agriculture ou la Politique agricole commune. Même si, le lecteur le comprendra rapidement, l’auteure désapprouve nettement ces orientations et souligne l’importance des enjeux liés à l’agriculture, à l’alimentation et à l’environnement. Elle développe plutôt, dans cet ouvrage, la voie tracée par les agriculteurs qui produisent autrement, avec le souci de respecter l’environnement, qu’elle nomme « paysans alternatifs ». Et ce, alors que le contexte leur est pourtant défavorable.
Des paysans minoritaires mais non marginaux
Tel est le titre du premier chapitre de cet ouvrage. E. Deléage y présente les mouvements, syndicats, groupements de producteurs bio, qui naissent à partir des années 1960-1970 et s’opposent au processus de modernisation agricole ou à certains de ses aspects et excès. Depuis lors, les paysans alternatifs sont plus nombreux, ont constitué des réseaux, ne sont plus dénigrés et sont en partie reconnus. Reconnaissance qui débouche pour certains réseaux sur un début d’institutionnalisation. Évidemment, ces paysans alternatifs, même s’ils ne sont pas réductibles à des post-hippies, sont plutôt issus d’une « fraction de la paysannerie engagée culturellement » avec des nuances entre les premiers paysans alternatifs (pionniers du bio, militants de la Confédération paysanne…) et ceux, moins politisés, qui ont participé, plus tard, à ce mouvement. Par ailleurs, l’auteure souligne, à juste titre au vu des documents produits par ces mouvements, le rôle significatif des femmes dans le changement de pratiques agricoles.
Des paysans autonomes
Dans cette deuxième partie, E. Deléage rappelle qu’un des axes majeurs de ces alternatives agricoles est la conquête d’une plus grande autonomie vis-à-vis des entreprises agro-industrielles de l’amont et de l’aval. Cette recherche de l’autonomie passe par la critique de la société industrielle qui impose des outils et des technologies de plus en plus chers, de moins en moins « réparables » par les agriculteurs et qui rendent ceux-ci dépendants de l’industrie. Cette préoccupation passe aussi par un autre rapport au travail. « Être paysan alternatif, c’est travailler autrement » et nombre d’entre eux affirment avoir retrouvé du plaisir dans leur travail qui fait davantage appel à la réflexion, au savoir-faire paysan. De ce fait celui-ci leur paraît moins répétitif et a acquis pour eux plus de sens. Cependant, se demande l’auteure les évolutions récentes dans le sens d’une institutionnalisation des agricultures alternatives ne sont-elles pas porteuses de risques pour ces réseaux ?
Accélération, capitalisme et alternatives paysannes
Dans ce dernier chapitre, E. Deléage pose la question de la possibilité pour des expériences alternatives de survivre dans un univers capitaliste marqué par l’accélération, « élément central du productivisme agricole ». On l’aura compris elle refuse cet univers, plaide pour « la décélération », « urgence écologique », selon elle. Pour elle, les politiques publiques, l’agro-industrie, certains secteurs de la recherche favorisent la « reproduction » du modèle productiviste tout en multipliant discours et règlements liés « à la question environnementale ». Face à ce greenwashing, E. Deléage souligne la résistance des paysans alternatifs du Nord comme du Sud. Pour elle, « ces paysans alternatifs font la preuve qu’il est possible de pratiquer une agriculture paysanne et moderne ».
Dans la conclusion E. Deléage évoque la difficulté de la lutte du pot de terre contre le pot de fer car leur coexistence risque de se traduire par la victoire du pot de ce dernier. Les dernières pages soulignent l’importance des sciences sociales pour réhabiliter ces paysans alternatifs et critiquer la logique de l’ordre capitaliste. Fort politiques, ce qui n’est pas une critique, elles mettent en évidence la répression qui s’abat contre ceux qui entendent critiquer le productivisme. Elles auraient peut-être méritées d’être un peu plus développées.
Un court livre de sciences sociales, tonique, utile, qui évoque des expériences concrètes et donne matière à débat.