Ce petit livre dense et stimulant est issu d’un colloque qui s’est déroulé le 2 mai 2016 au Collège de France dans le cadre de la chaire de Création artistique. Celle-ci a été occupée pour l’année 2015-2016 par Alain Mabanckou, écrivain franco-congolais et professeur à UCLA. Les différentes interventions du colloque ainsi que ses cours et séminaires sur les littératures francophones d’Afrique noire sont accessibles en ligne.

 

Alain Mabanckou au Collège de France

Parmi les dix-neuf personnalités rassemblées, près de la moitié est en poste aux États-Unis, philosophes, historiens ou économistes, la plupart universitaires. Les autres contributeurs sont des auteurs africains -écrivaines, slameur…-, ou encore des Françaises et des Français impliqués dans ce qui lie le continent noir à notre pays, l’immigration ou l’histoire coloniale. La brièveté des communications et la diversité des auteurs rendent la lecture agréable et accessible.

Le but premier est d’appeler à l’avènement des études africaines en France, en prenant comme référence les études postcoloniales apparues aux États-Unis dans les années 1980. L’enseignement de l’histoire africaine est aujourd’hui « quasi-inexistant » dans les universités françaises, déplore Dominic Thomas p. 81.. Il existe tout de même plusieurs champs de la recherche historique qui s’animent ces dernières années, par exemple l’étude des présences et migrations africaines en Europe et en France à compter du XVe siècle. Pascal Blanchard souligne qu’il est important de « prendre conscience que cette France noire est partie prenante de nous-mêmes et du grand récit national ». Le « paradigme officiel qui refuse toute considération minoritaire ou ethnique » en est déstabilisé, ajoute-t-il, tout comme l’avait été dans les années 1980 le mythe d’une société française égalitaire et libre de racisme p. 97, 101. Voir aussi P. Blanchard dir., La France noire, Paris, La découverte, 2012, 264 p.. Alain Mabanckou précise : il y a urgence à « assumer notre diversité », à « réécrire cette histoire de « toutes les Frances », hétéroclite, métissée, à l’opposée de l’image triste, pâle et « judéo-chrétienne » surannée » p. 11 et 13.. L’image d’une France « pâle » et « judéo-chrétienne » n’est pas « triste » en elle-même. Ce qui est triste c’est de ne pas reconnaître aujourd’hui l’existence de cette diversité. Elle constitue potentiellement une richesse indéniable que le pays doit pleinement réussir à mettre en valeur, même si l’ambition peut paraître titanesque en des temps troublés.

Séverine Kodjo-Grandvaux montre que la « décolonisation conceptuelle » p. 66. n’est pas encore achevée. Il est indispensable de s’affranchir de certaines notions issues de l’ère coloniale et postcoloniale et de ne pas s’effrayer des innovations terminologiques. Des intellectuels présents dans les médias francophones tels Rokhaya Diallo ou François Durpaire travaillent en ce sens. La première reprend l’accusation fréquente de communautarisme pour simplement l’inverser, affirmant que le premier communautarisme en France « unit les élites médiatiques, économiques et politiques majoritairement blanches, masculines, hétérosexuelles et âgées » p. 120.. Maboula Soumahoro revient pour sa part sur le refus de toute « infériorisation » ou « déshumanisation » : « L’Afrique est dans le monde, elle ne constitue nullement l’une de ses périphéries. D’ailleurs, l’Afrique est le monde. Ou l’un de ses laboratoires » p. 181.. Elle questionne ainsi indirectement des notions présentes dans notre enseignement secondaire de la Géographie, celles de développement et d’IDH ainsi que le modèle centre-périphérie. Ces notions ne contribueraient-elles pas à perpétuer des inégalités mondiales qu’elles sont censées décrire en toute neutralité ? Le terme « Afrique » est lui-même exogène p. 178-179. et le « Noir » est une invention du « Blanc » p. 125.. François Durpaire montre son intérêt pour l' »identité-relation » et des néologismes comme « afropéen » ou « afropolitain ». En même temps, à l’image des chercheurs américains, il n’écarte pas la notion de race qu’il définit comme « un fait social et non biologique » p. 110.. D’ailleurs le terme est toujours présent dans nos textes législatifs malgré les tentatives pour le supprimer en 2013.

L’écrivain africain et l’Afrique toute entière ne sont définitivement pas à l’écart de l’histoire. L’académicien Dany Laferrière revient sur la genèse de la littérature d’Haïti, première République noire où selon Aimée Césaire « la négritude s’est mise debout pour la première fois » p. 170.. Mais cette histoire glorieuse ne doit pas occulter les parts d’ombre. L’autocritique peut être salutaire. Alain Mabanckou rappelle ainsi le rôle des « négriers noirs », complices des trafics esclavagistes extra-africains p. 123, 127.. La sagesse consiste finalement pour Séverine Kodjo-Granvaux à « vaincre son ennemi » en dépassant tout « sentiment de vengeance » p. 63..

Penser l’Afrique aujourd’hui, c’est finalement préparer l’avenir en sortant une fois pour toutes du larmoiement sur ses soi-disant malheurs perpétuels. Felwine Sarr imagine un monde nouveau : « L’Afrique n’a personne à rattraper. Elle ne doit plus courir sur les sentiers qu’on lui indique, mais marcher prestement sur le chemin qu’elle se sera choisi. Son statut de fille aînée de l’humanité requiert d’elle de s’extraire de la compétition, de cet âge infantile où les nations se toisent pour savoir qui a accumulé le plus de richesses, de cette course effrénée et irresponsable qui met en danger les conditions sociales et naturelles de la vie. Sa seule urgence est d’être à la hauteur de ses potentialités. Il faut achever sa décolonisation par une rencontre féconde avec elle-même » cité par Françoise Vergès, p. 58.. Célestin Monga aspire à une « condition postmétisse, qui offre aux individus le droit et la liberté de se définir comme bon leur semble », en restant dans des choix éthiques malgré le relativisme moral. Il fustige les frontières qui séparent les pays et « les murs construits par chaque personne en elle-même ». Il rejette aussi bien les repliements identitaires que l’invocation des métissages comme remèdes uniques aux inquiétudes du temps p. 42-49, voir également au sujet de l’identité choisie : Gaston Kelman, Je suis noir et je n’aime pas le manioc, Paris, Max Milo, 10/18, 2004, 207 p..

Je ne peux évoquer ici toutes les personnalités impliquées dans ce petit recueil. J’invite celles et ceux que l’Afrique d’aujourd’hui et de demain intéresse à découvrir cette mine de textes pertinents et combatifs.