Une fois n’est pas coutume, on ne pourra que conseiller d’entamer la lecture de ce livre par la fin. Pourquoi ? Parce que vous y trouverez un bref texte de Pierre Laborie intitulé « Une enfance, la mort, l’histoire » daté de 2017 qui est un peu comme une clé pour comprendre pourquoi le thème de la mémoire a formé la colonne vertébrale de ses travaux. Ce texte, d’une grande pudeur, pourrait être proposé à lire à chaque étudiant en histoire, à chaque historien, comme une aide  à réfléchir sur le rapport entre un chercheur et ses objets d’étude. On pourrait même le relire à intervalles réguliers. L’ouvrage comprend une bibliographie d’une vingtaine de pages ainsi que soixante-dix pages de notes et un index des noms cités.

Pierre Laborie, un historien atypique

Cet ouvrage posthume est présenté et contextualisé par Cécile Vast et Jean-Marie Guillon. Il regroupe des articles de Pierre Laborie, dont certains inédits ou peu facilement accessibles, et forme une synthèse de la pensée de cet historien. Le livre est structuré en trois thèmes qui comprennent chacun une présentation puis une sélection d’articles. Dans l’introduction, les auteurs rappellent les apports de Pierre Laborie, notamment sur les représentations mentales et les imaginaires sociaux. Il a sans cesse travaillé à saisir comment les hommes et les femmes avaient vécu les évènements auxquels ils étaient confrontés. Historien atypique, Pierre Laborie n’a écrit que trois livres dont « L’opinion française sous Vichy » et « Le chagrin et le venin » et fut plutôt l’homme des articles ; les auteurs parlent d’ailleurs à son propos d’ « historien nouvelliste ».

L’historien et l’évènement

Ce qui frappe notamment dans l’œuvre de Pierre Laborie, c’est son tropisme pour sortir des schémas explicatifs trop souvent réducteurs pour comprendre telle ou telle attitude durant la guerre. Le premier thème est alimenté par trois contributions. L’une d’elle est en quelque sorte un exercice d’ego histoire où Pierre Laborie raconte sa méthode, ses inspirations. Il souligne l’importance de la question de la réception d’un évènement, tout en pointant immédiatement que cela ne doit pas dériver vers un relativisme généralisé. Il souligne aussi que les représentations doivent être vues comme « un outil d’investigation ». Le second article est consacré aux façons de rendre compte de la « France des années noires ». Pierre Laborie se montre très critique sur l’usage de certains termes, inlassablement répétés, jusqu’à avoir la force de l’évidence alors qu’ils nécessitent d’être interrogés. Il faut donc aller plus loin que le simple usage de mots comme « patriotes, attentisme ou accommodation ». Cette attention aux termes utilisés se retrouve dans la contribution suivante où il s’interroge sur les mots employés pour qualifier la défaite. On comprend, au passage, que sa vision très critique a sans doute valu à Pierre Laborie de fortes inimitiés. L’article suivant creuse le sillon lorsque l’auteur dénonce « les approximations du bavardage mémorio-médiatique ». Il rappelle un certain nombre de mises en garde élémentaires : « les acteurs sociaux sont des acteurs pluriels, les situations vécues ne sont jamais identiques et toute généralisation des comportements comporte le risque d’extrapolations hasardeuses ». Il conclut sur le fait que tous les concepts développés ne sont là que pour aider à penser la diversité des situations et surtout pas pour épuiser la pluralité de la réalité.

Les Français dans la guerre

Cette deuxième partie forme le cœur de cet ouvrage avec pas moins de dix contributions de Pierre Laborie. On retrouve, une fois encore, son souci méthodologique lorsqu’il invite à  : «  comprendre avant de pouvoir éventuellement juger sans jamais oublier le moment, le lieu, le temps et le savoir d’où nous regardons ». Pierre Laborie s’est notamment intéressé à la période qui va de mai à juillet 1940 en s’interrogeant pour savoir s’il s’agissait là d’un trou de mémoire. Quel mot en effet employer pour désigner ce moment ? Il propose également une autre réflexion sur la mémoire de 1914-1918 et Vichy. Il souligne que «  facteur de myopie et d’engourdissement avant Vichy, l’héritage de 1914-1918 devient sous Vichy et au service de sa stratégie un instrument politique ». Dans un article de 2007, Pierre Laborie revient sur une figure et un moment désormais connu mais choisit de le réinterroger. Il s’agit en l’occurrence du retentissement de la lettre pastorale de Monseigneur Saliège. Pierre Laborie montre que cette lettre est davantage qu’un commencement. Elle est en fait attendue. Il reste aussi à essayer de mesurer comment elle a été reçue à l’époque. Parmi les autres points qui firent partie des chevaux de bataille de Pierre Laborie il faut signaler son article sur les maquis. Ceux-ci sont souvent mal connus et leur image est selon les termes de l’auteur « confuse et déformée ». Il pointe notamment quels sont les facteurs qui peuvent influencer la construction d’une image à leur propos. Poursuivant inlassablement le besoin de clarification, Pierre Laborie décortique ensuite la notion de « Résistance ». C’est un bon exemple d’un terme finalement piégé, car apparemment simple, mais en réalité d’une très grande diversité dans son contenu. Il insiste aussi sur le fait qu’il y a des usages sociaux de la Résistance et, au total, la liste des interrogations sur une telle notion n’en finit pas de s’allonger. Le dernier article de cette partie est consacré à la question de l’opinion et de l’épuration. Pierre Laborie se focalise sur la façon dont les populations ont vécu l’épuration, mais aussi sur les représentations mentales engendrées par l’épuration. Il pointe notamment les éléments impliqués dans la construction de telles représentations.

Ecriture de l’histoire, récits et enjeux mémoriels

Dans cette dernière partie, Pierre Laborie invite à se méfier de certaines évidences et incite à réfléchir sur certaines notions. Il invitait dans un article de 1994 à une approche véritablement européenne de la Résistance. Il précisait aussi quel doit être le rôle de l’historien : « Plus que de dire le vrai et le faux, il faut que l’historien s’interroge sur la mémoire de tel ou tel objet d’histoire ». Inévitablement alors arrive la question des acteurs et des témoins abordée dans un article de 2010. L’auteur met en avant quelques principes très importants comme la distinction entre l’authenticité de la parole et sa vérité ou encore la nécessité de sortir de catégories formatées pour aborder la Résistance. Pierre Laborie s’intéresse aussi à la mémoire gaulliste et décortique de façon magistrale le célèbre discours de l’hôtel de ville de 1944 en montrant ce qu’on lui a fait dire et ce qu’il disait en réalité. Ici, encore plus qu’ailleurs, l’idée de réception est fondamentale à considérer. Le chapitre XVIII propose une chronologie très claire autour du thème « Quelle place pour la Résistance dans la reconstruction identitaire de la France contemporaine ? » Il revient donc ici sur l’idée du roman national et sur ses fonctions.

Le titre de la postface de Jean-Marie Guillon résume d’une formule simple mais efficace les travaux de Pierre Laborie : « La nécessité de comprendre, la volonté de transmettre ». Parmi les enseignements majeurs, il faut toujours se souvenir de ne pas séparer l’évènement de la façon dont il a été perçu. Il faut éviter de limiter la Résistance à quelques figures héroïques. Ainsi rassemblés, ces textes souvent dispersés de Pierre Laborie offrent un panorama de son œuvre et, au fur et à mesure de leur lecture, soulignent la cohérence de son travail ainsi que la profonde originalité de son apport à l’histoire. On se surprend alors à relire le texte inédit de 2017 et son titre « Une enfance, la mort, l’Histoire » prend alors encore plus de force.

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes