Parmi les publications de ces dernières années consacrées au racisme, il faut signaler aux collègues deux ouvrages de la philosophe Magali Bessone dans une déclinaison savante1 et dans une version lycéenne2 , l’essai de l’historien Jean-Frédéric Schaub3 et le dictionnaire récemment dirigé par Pierre-André Taguieff (250 auteurs, 540 entrées4).
Le présent ouvrage s’ajoute à ce corpus.


Ce que « sans distinction de race » veut dire

Le point de départ de l’ouvrage est la discussion entamée il y a quelques années autour de l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958. Si celui-ci dispose que la France ne fait pas de distinction « de race, d’origine ou de religion », présuppose-t-il pour autant l’existence de races ? S’il est évident à qui sait lire que refuser une distinction de « race » ne valide en rien une reconnaissance du concept, en quoi la suppression du mot « race » ferait-elle reculer la chose qu’est le racisme ? La discussion n’est pas nouvelle et Pierre-André Taguieff avait déjà tancé dans d’autres textes l’utilisation de l’argument d’autorité scientifique pour lutter contre le racisme. Des associations l’avaient d’ailleurs entendu dans plusieurs antennes locales en France, sans tenir compte des directives parisiennes. P.-A. Taguieff rappelle qu’Albert Jacquart avait conscience de l’impuissance du discours scientifique. Il va cependant plus loin et pose entre autre la question de la relation confuse entretenue dans la parole antiraciste dominante entre la dialectique du bien et du mal et celle du vrai et du faux. Au demeurant, quand bien même pourrait-on déterminer scientifiquement des races, cela ne validerait pas pour autant le racisme dans l’ordre de la morale. La question méritait qu’on la posât de nouveau. D’abord parce que nous avons vu croître la connaissance pour la cohabitation passée entre l’espèce des sapiens et celle des néandertaliens dont une partie d’entre nous porte encore les gênes. Ensuite parce que les chercheurs en sciences sociales s’accordent depuis longtemps à constater que les racismes d’aujourd’hui fonctionnent généralement sans races.

L’auteur note à juste titre, alors que la race est progressivement expulsée du langage acceptable, que ce dernier intègre de nouvelles expressions tendant à faire revenir la race par le recours à des expressions comme « mâles blancs », « type européen » ou « caucasien » (pas le moins ridicule des termes). Le terme « diversité » n’est pas épargné puisque réduit peu après sa médiatisation, et contre toute logique étymologique, à désigner seulement l’ensemble des « non-blancs ». Étonnamment, l’usage consternant du terme « black » pour désigner des gens noirs a échappé à cette ironie féroce. Il s’agit sans doute d’un oubli. Retracées dans ce livre, l’origine et l’évolution de l’usage savant du mot « race », de sa fortune puis de son infortune rappellent au passage le rôle du terme « ethnie » parfois convoqué au poste de remplaçant. On songe en lisant cela à l’agacement ressenti en entendant un média qualifier de « discrimination ethnique », ce qui demeure une discrimination raciale, avec ou sans race.

L’impératif moral transforme-t-il le discours scientifique en dogme ?

L’auteur le répète : la parole du savant présentée comme un axiome au service d’une injonction morale, n’apparaît plus comme l’état actuel de la connaissance validée jusqu’à une prochaine mise à jour. Elle est au contraire énoncée comme une vérité aboutie et définitive au service de la juste cause, ce qui est exactement le contraire de ce que doit être le discours scientifique. Doit-on ainsi considérer que l’évitement de la race est un principe définitif alors que la progression du savoir est un principe sans fin ? La question interroge le dogme de la caducité scientifique définitive de la race biologique. L’argument souvent repris est celui du 0,1% de différence génétique entre chaque habitant de la terre pris au hasard et c’est pour le 0,1% restant que l’auteur souligne le caractère toujours provisoire des affirmations scientifiques. La question exhale un fumet de querelle des universaux lorsque P.-A. Taguieff souligne la position d’Henri Atlan (1992), qui affirme que la race n’est pas opératoire pour l’approche scientifique d’aujourd’hui mais qu’il s’agit avant tout d’une question de concepts classificatoires. P. A. Taguieff opte apparemment pour cette approche nominaliste et convoque un texte de W.E.B. Du Bois où s’affirme la prédominance de la chose sur le mot.

Un racisme sans race et des « antiracismes » en miettes

Il est malaisé de retracer en France l’histoire du racisme et de son double antiraciste. On s’étonne que l’auteur semble ici donner à la théorie des deux races (franque et gauloise) d’Augustin Thierry une allure de commencement quand on en trouve déjà trace chez Boulainvilliers au XVIIIe6 et chez les auteurs du XVIe siècle. Or, c’est bien à ce modèle que Siéyès fait allusion dans sa brochure de 1789 sur le Tiers-État en invitant les descendants des Francs à retourner dans leurs forêts de Franconie si ce qu’ils revendiquent comme acquis par le droit des armes était reconquis par le Tiers-État. La race n’est donc pas absente de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.

P.-A. Taguieff propose une analyse de la mécanique raciste et y intègre entre autre une pensée essentialiste et typologique articulée sur un « nous » et un « eux ». Il revient sur la mixophobie, « hantise du métissage », concept déjà évoqué dans de précédents ouvrages et retourné par certains antiracistes via une sorte d’optimisme mixophile dans lequel l’auteur croit déceler un avatar des ci-devant lendemains qui chantent. On peut ne pas partager une analyse conférant aux antiracismes l’optimisme téléologique de la vulgate marxiste d’autrefois. On n’en constate pas moins l’ineptie, voire le fonctionnement raciste d’un certain antiracisme bêlant et bercé de ses topoi sur le métissage (par exemple l’idée de la beauté ou de la capacité d’adaptation des métis venue remplacer l’ancienne accusation d’indolence, d’inaptitude et/ou de dégénérescence). On aurait par ailleurs pu rappeler que cette sanctification esthétique du métissage est justement le fait de locuteurs enclins à rappeler l’inexistence de la race alors que poser l’existence du métis, au sens biologique, équivaut justement à valider la race. A moins que l’auteur l’inclue dans la conception essentialiste du monde, on aurait pu ajouter à l’ensemble des éléments de la pensée raciste une espèce d’impératif de la responsabilité collective, chaque individu portant la responsabilité des actes du groupe ou d’un seul de ses membres. Je songe ici, et par exemple, au fait que c’est au musulman assigné à résidence identitaire que l’on demande son avis sur un attentat ; au juif également assigné qu’on demande son opinion à propos de la politique d’Israël et à l’élève noir, s’il est isolé en tant que tel, ce qu’il pense de l’esclavage de captifs africains.

Des incohérences d’un antiracisme pluriel et éclaté, l’auteur ne cesse de souligner les contradictions tout en partageant ses doutes quant à l’antiracisme de certains mouvements. En toute logique, P.-A. Taguieff inclut le fameux racisme antiblanc aux différentes manifestations du racisme quand les représentations d’extrême droite y voient un élément du discours antiraciste et un pendant inverse du racisme (on constate que c’est généralement faux et que l’antiracisme associatif est pluriel). Peut-être P.-A. Taguieff n’est-il pas assez nuancé lorsqu’il souligne le malaise de certains antiracistes si le racisme est dirigé par le descendant de l’esclave et/ou du colonisé contre le descendant du maître (ou celui qui en partage simplement la couleur de peau). Il se trouve en effet que nombre d’associations ont très bien intégré le principe selon lequel la lutte vise tous les racismes. Mais sans doute P.-A. Taguieff a-t-il trop tendance à privilégier les acteurs parisiens alors même que les organisations, dont chaque antenne locale est souvent une association loi 1901 autonome, ont leur propre marge d’action et leurs propres dynamiques, comme l’illustre par exemple le cas de la LDH de Toulon marquée du début des années 2000 à 2017 par la personnalité de François Nadiras. L’ouvrage fait la part belle aux incohérences d’un antiracisme éclaté, faisant par ailleurs oublier qu’à côté de groupes qui n’ont d’antiracistes que le nom, des associations ont dans les années 1990-2000, tenté de développer des pratiques plus pragmatiques que les grand’messes ou le sempiternel appel aux sciences pour vaincre le racisme. Il existe d’ailleurs un discours savant fort peu (ou trés mal) entendu par la plupart des associations antiracistes : celui de la connaissance historique, souvent aussi mal connue du discours antiraciste que de celui du racisme.


Le texte même de l’ouvrage compte 257 pages. Il est complété par un solide appareil de notes réunies en fin de volume et appelant un beau jeu de signets. Les lecteurs habitués aux noms, aux dates et à la chair humaine qui habitent l’écriture historienne, se sentiront sans doute frustrés lorsque Taguieff évoque, en ne les nommant que rarement, les organisations antiracistes. C’est sans doute à la fois par un réflexe de formation – les philosophes et les politistes donnent traditionnellement moins d’exemples concrets – mais aussi de prudence juridique, compte tenu de la sévérité des constats possibles à propos de l’antiracisme revendiqué par certains champions de l’invective excluante. Le passé est souvent appelé au gré des besoins d’étayage d’un raisonnement contemporain. P.-A. Taguieff convoque ainsi Sartre, Du Bois, Fanon ou le commandant Mortenol7 en les extrayant de leur contexte historique. Plus qu’une histoire, qu’il ne prétend pas écrire mais qu’il appelle de ses vœux, il livre avant tout des outils conceptuels. C’est ce qui fonde l’intérêt évident de cet ouvrage si l’on veut penser le sujet hors des slogans convenus et des naïves bonnes intentions.

Dominique Chathuant © Les Clionautes

1 Magali Bessone, Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques, Vrin, 2013.

2 M. Bessone, Alfred (ill.), Les races, ça existe ou pas?, Gallimard-Jeunesse, 2018.

3 Jean-Frédéric Schaub, Pour une histoire politique de la race, Le Seuil, 2015.

4 P.-A. Taguieff (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, PUF, 2013.

5 C’est par exemple à partir de l’établissement d’Européens aux Antilles que le terme « blanc » commence à être employé pour les désigner et c’est le cadre juridique et culturel étasunien de la one drop rule (rappelé par l’auteur) et non la couleur de l’épiderme qui construit la whiteness.

6 Qui fait l’objet d’une entrée dans P.-A. Taguieff (dir.), op. cit.

7 Camille Mortenol, officier de marine noir, polytechnicien et fils d’esclave guadeloupéen chargé par Galliéni de la défense antiaérienne de Paris durant la Grande guerre.