Historien des intellectuels français, auteur de plusieurs biographies d’intellectuels ( Michel de Certeau, Paul Ricoeur, Cornélius Castoriadis, Pierre Nora) François Dosse consacre cet ouvrage à Pierre Vidal-Naquet ( 1930-2006) très grand helléniste, mais aussi historien engagé dans de nombreux combats pour la défense de la justice et de la vérité. Marqué à jamais par la déportation et l’extermination de ses parents en 1944, il s’engagea dans de nombreux combats,en particulier pour faire la lumière sur la mort de Maurice Audin, contre la torture pendant la guerre d’Algérie et contre le négationnisme. L’ouvrage, porté par la sympathie qu’éprouve l’auteur pour son sujet d’étude, analyse ce qui constitue l’essence de l’oeuvre de Pierre Vidal-Naquet : être un « homme -mémoire », à la fois un grand connaisseur du monde grec, mais aussi un homme qui réfléchit à l’importance du travail et de la méthode historique pour le présent. Au-delà de la personne de Vidal-Naquet, l’ouvrage dresse un tableau de la manière dont les études du monde grec furent profondément renouvelées à partir des années 1960, grâce précisément aux travaux entre autres de Jean-Pierre Vernant et de Pierre Vidal Naquet, et rappelle les débats que connut le monde intellectuel de la fin des années 1950 au début du XXIème siècle. 

1) Une enfance marquée par la déportation et l’extermination des parents. 

Pierre Vidal-Naquet est né dans une famille de la bourgeoisie juive. Sa famille était originaire du Comtat-Venaissin ( « les Juifs du Pape »). Sans renier le judaisme, la famille était très intégrée à la bourgeoisie républicaine dont elle partageait les valeurs : attachement aux principes de 1789, à la culture française, à la méritocratie républicaine, sens de la justice hérité du combat en faveur de Dreyfus, patriotisme fervent. Son père était avocat et homme autoritaire, nourrissait de grandes ambitions pour ses enfants. Il portait un grand attachement à la France et à ses valeurs ( « je ressens comme Français, l’insulte qui m’est faite comme Juif » écrivait -il lorsqu’il avait été exclu du Barreau) . A partir de 1940,la famille s’installe à Marseille et Pierre Vidal- Naquet poursuit ses études au lycée de la ville. Son père est engagé dans la Résistance communiste. En mai 1944, à la suite d’une dénonciation, ses parents sont arrêtés , déportés et exterminés à Auschwitz. Pierre Vidal-Naquet est sauvé grâce à la solidarité de ses professeurs et de ses camarades de classe ( parmi eux ,peut être faut-il citer Robert Bonnaud qui dénonça l’action de l’armée française en Algérie et devint un historien assez non conformiste,auteur de vastes synthèses sur les grands mouvements de l’histoire) qui parvinrent à l’avertir de l’arrestation de ses parents Il parvint à se réfugier à Saint-Agrève en Ardèche, puis à Dieulefit dans la Drôme .Dans les deux cas, il fut protégé par des familles protestantes, et Pierre Vidal-Naquet a plusieurs fois évoqué les liens qui unissaient Juifs et Protestants, notamment la mémoire des persécutions. L’extermination de ses parents a représenté le traumatisme majeur de son existence : absence, attente du retour, impossibilité de témoigner à son père de sa réussite intellectuelle. 

Pierre Vidal- Naquet poursuit ses études . Bien qu’il soit un étudiant brillant, il échoue au concours d’entrée à l’ ENS. Il poursuit des études d’histoire, il est proche de l’historien Pierre Nora ; ensemble ,ils fondent une revue et reçoivent le soutien du poète et Résistant René Char. Agrégé d’histoire, il exerce d’abord en lycée puis est nommé assistant à l’université de Caen, puis de Lille. 

2) Le combat moral contre la guerre d’Algérie. 

Proche de la revue Esprit , PVN était sensible aux protestations contre la guerre et la torture formulées par des historiens comme Henri- Irénée Marrou ou André Mandouze . L’historienne communiste Madeleine Rebérioux ou l’avocat Jacques Vergès dénonçaient la torture dont étaient victimes les militants du FLN. La mort de Maurice Audin en 1957 va déterminer l’engagement de PVN. Jeune mathématicien, Maurice Audin est arrêté par les militaires en juin 1957 pour avoir hébergé un militant communiste, torturé et assassiné. Pour couvrir ce crime les militaires soutiennent qu’Audin s’est évadé. Un comité Maurice Audin se forme qui compte parmi ses membres Luc Montagnier, le futur découvreur du virus du Sida. Au début de 1958 PVN publie aux Editions de Minuit « l’ Affaire Audin ». Fidèle à une tradition dreyfusarde, il met ses compétences d’historien au service de la vérité . Une critique interne et externe des sources lui permet de démontrer que la version des militaires est invraisemblable. Des hauts fonctionnaires hostiles à la torture comme Jacques Pernet et Paul Teitgen qui avaient été en poste en Algérie viennent confirmer qu’ Audin a été assassiné . L’amnistie prévue par les accords d’Evian met fin à l’instruction judiciaire et empêche que les officiers responsables de la mort d’ Audin soient jugés. Cependant, sous l’impulsion du mathématicien Cédric Villani, le Président de la République a reconnu officiellement le 13 septembre 2018 ,la responsabilité de l’.Etat français dans la mort de Maurice Audin , disparition rendue possible « par un système légalement institué d’arrestation-détention ». 

Le second combat est celui contre la torture. Il est le fait d’un petit nombre d’intellectuels et de militants situés en marge des partis politiques traditionnels. On peut ainsi distinguer trois groupes qui dénoncent la torture et les violences extrêmes commises par l’armée française en Algérie : les dreyfusards, les communistes et les tiers-mondistes auxquels il faut ajouter les chrétiens progressistes, notamment autour de la revue Esprit. C’est Esprit qui publie le témoignage de Robert Bonnaud, camarade de lycée de PVN, qui dénonce les violences commises par l’armée française. Dans son ouvrage « La torture dans la République « ( 1962 ,publié d’abord à l’étranger , il n’est publié en France que dans les années 1970) PVN dénonce le caractère institutionnalisé de la torture ainsi que le caractère institutionnel des violences contre la population algérienne comme le regroupement de plusieurs millions d’ Algériens dans des camps d’internement que le jeune Michel Rocard avait également dénoncé) Il soutient Noël Favrelière qui avait déserté plutôt que d’exécuter un prisonnier algérien. PVN fait l’objet de menace et son domicile est plastiqué. Par souci d’équité, à la fin de la guerre, l dénonce les tortures dont ont été victimes certains militants de l’Oas , ainsi que l’abandon et l’assassinat en Algérie des harkis. Cette politique de dénonciation de la torture et de la violence institutionnalisée n’aurait pu se faire sans le soutien de certains journaux et de deux éditeurs, Jérôme Lindon, directeur des Editions de Minuit et François Maspéro qui publient des ouvrages contre la torture et la guerre. Toutefois « la bataille de l’écrit » était difficile. On l’a oublié aujourd’hui, mais la répression qui frappa les adversaires de la guerre fut très rude : interdiction et saisie des journaux et des ouvrages qui dénonçaient la guerre , convocation par la police , emprisonnement. Signataire du Manifeste des 121 ( 4 septembre 1960) qui soutenait le droit à l’ insoumission des soldats, PVN fut lourdement sanctionné : suspension de son poste d’assistant à Caen et déplacement à Lille , ce qui donna lieu à Caen à une manifestation de soutien en sa faveur qui réunit cinq mille personnes. Pour contourner la censure et les interdictions, PVN est l’un des fondateurs du journal « Vérité -Liberté » qui publiait des articles censurés et des témoignages dénonçant la torture. Vérité-Liberté dénonce immédiatement le massacre méthodique de plus de deux cents nationalistes algériens qui eut lieu lors de la manifestation du 17 octobre 1961. La fin de la guerre d’Algérie ne met pas fin à son engagement. Longtemps refoulée, l’histoire et la mémoire de la guerre d’Algérie ressurgissent dans les années 1970-1980. En 1989 ,PVN publie « Face à la raison d’ Etat. Un historien dans la guerre d’ Algérie » qui dresse le bilan de son engagement contre les crimes commis en Algérie. Il soutient le travail de jeunes historiennes sur la torture et la justice pendant la guerre qui montrent l’existence d’une enclave totalitaire au sein d’un régime républicain Il critique sévèrement le pouvoir algérien et les tortures et les violences qu’il commet. C’est le cas lors de l’assassinat d’Ali Mecili ,un avocat algérien assassiné à Paris en 1987 sur ordre de la Sécurité algérienne. Il soutient la révolte de la jeunesse algérienne de 1988 , prend conscience de l’importance de l’ Islam , longtemps sous -estimé dans la guerre d’indépendance. Lors de la guerre civile qui déchira l’ Algérie dans les années 1990 ,il souligne que les violences ne sont pas le seul fait des islamistes et dénonce les bombardements et le tortures perpétrés par l’ Etat algérien « le napalm et le chalumeau « . 

3 ) Un regard renouvelé sur la Grèce antique . 

Pierre Vidal- Naquet choisit l’histoire de la Grèce antique et se situe souvent à la frontière de l’histoire et de la philosophie Il consacre son mémoire de maîtrise à la notion d’histoire dans les dialogues de Platon. Il écrit avec Pierre Lévêque un ouvrage consacré à Clisthène l’ Athénien dans lequel il montre les liens entre la philosophie pythagoricienne et l’égalité des citoyens .Il noue des relations parfois conflictuelles avec des historiens comme Arnaldo Momigliano et Moses.I. Finley Ses relations les plus étroites sont celles qu’il entretient avec les membres du Centre Louis Gernet qu’il a contribué à fonder et qu’il a dirigé. Plusieurs figures se détachent et en particulier celle des « Trois mousquetaires » qui bien entendu sont quatre : Jean-Pierre Vernant, Vidal-Naquet, Marcel Détienne et Nicole Loraux. Avec les deux derniers cités, les relations sont parfois conflictuelles ,en revanche PVN entretient une relation fraternelle avec Vernant. Philosophe, Vernant applique à l’étude de la Grèce antique les méthodes structuralistes initiées par Louis Gernet ( philologue et anthropologue de la Grèce antique )et Claude Levi-Strauss. Il met en lumière les couples d’opposition à l’oeuvre dans les mythes grecs ( l’opposition justice/ démesure ou dike / hubris par exemple) et établit des liens avec la situation géopolitique de la Grèce ,la recherche de ce qui est juste et ce qui ne l’est pas dans une période historique de transition. PVN s’inscrit dans ce courant historique. Il analyse le mythe d’origine qui réunissait les éphèbes sur le point de devenir hoplites. Ce mythe d’origine qui évoque une victoire par la ruse ( apat) est à l’origine de la fête des Apatouries. Il consacre une étude essentielle au « chasseur noir » ,Mélanion qui s’enfuit dans le désert montagneux et s’adonne à la chasse. Le chasseur noir se situe du côté de la nature sauvage, du cru, de la nuit ,par opposition à l’agriculture et à la civilisation Melanion serait ainsi la représentation d’un éphèbe qui aurait échoué à devenir hoplite , c’est-à-dire à entrer dans le monde des adultes et de la civilisation. PVN reviendra sur le thème de la chasse en montrant les liens complexes d’opposition et de complémentarité qui relient la chasse et le sacrifice, le chasseur et le guerrier. Par la suite , Vernant et PVN publieront « Mythe et tragédie en Grèce ancienne » ouvrage dans lequel ils montrent que la tragédie née au moment de l’émergence d’un espace civique traduit une tension entre les valeurs anciennes et nouvelles ,les valeurs collectives de la cité l’emportant sur celles du héros. PVN publie également avec Michel Austin un ouvrage sur l’économie et la société en Grèce ancienne ouvrage dans lequel ils polémiquent avec la vulgate marxiste qui privilégie les infrastructures, en soulignant que le concept d’économie n’existe pas à l’époque et que l’économie doit s’inscrire dans des cadres politiques et religieux. Il est aussi l’un des premiers à étudier l’historiographie du monde grec, les « usages » de la Grèce à travers l’histoire Il retrace ainsi l’évolution du mythe de l’Atlantide de Platon à nos jours et étudie la naissance de ce que l’on appelle l’ « Athènes bourgeoise » à la fin du XVIIIème et au XIXème siècle , c’est-à-dire la manière dont Athènes servir de modèle à des penseurs libéraux comme Chateaubriand ou Benjamin Constant. Ces analyses qui renouvellent la manière d’étudier le monde grec rencontrent des oppositions d’historiens plus traditionnels. Le Centre Louis Gernet devient cependant un pôle majeur des études grecques et ses fondateurs forment de nombreux disciples comme Alain et Annie Schnapp, Pauline Schmitt – Pantel Maurice Sartre, François Hartog, et plus tard Vincent Azoulay et Paulin Ismard. Ce projet d’une anthropologie historique du monde ancien se révèle fécond et donne lieu à de nombreux travaux sur l’étranger, les frontières, le tissage, la musique. 

4) Etre juif en France. 

Issu d’une famille juive assimilée, PV-N consacra de nombreux écrits à la situation et à l’histoire des Juifs . En 1967, lors de la guerre des Six jours, inquiet pour la survie d’ Israël , il adopte une attitude de soutien inconditionnel à Israël avant d’adopter un point de vue plus nuancé et de prôner le dialogue avec les Palestiniens et la reconnaissance des droits nationaux des deux peuples. Il se montrait sensible à l’identité du peuple juif en diaspora. Il écrivit une longue présentation de la « Guerre des Juifs » de Flavius Josèphe né à Jérusalem en 37 dans une famille juive sacerdotale, et passé du statut de prisonnier à celui de membre non armé du camp romain lors de la révolte juive de 66-70, durement écrasée par les Romains qui détruisirent le Temple de Jérusalem, révolte à la fin de laquelle se déroula le suicide collectif des occupants de la forteresse de Massada. L’étude de l’oeuvre de Flavius Josèphe permet à PVN d’ analyser la complexité du monde juif au I er siècle ,l’importance des enjeux religieux et des choix qui se présentaient : suicide collectif ou survie religieuse et non politique dans le monde romain. PV-N consacra d’autres écrits au judaïsme , notamment à l’ Affaire Dreyfus, à des ouvrages consacrés à la déportation et au génocide ou à l’Ugif ( union générale de israélites de France créée par Vichy sur injonction des Allemands) Il s’intéresse à l’histoire des Arméniens, victimes d’un génocide et partagée par une tension entre Etat et diaspora. Somme toute les travaux de PVN consacrés au judaisme sont à son image : un judaisme détaché de la culture religieuse, attaché au caractère diasporique et à l’universalisme, défendant le droit à l’existence nationale d’Israël, mais critique à l’égard du nationalisme et à l’exclusion des Palestiniens. 

5) Face au négationnisme. 

A la fin des années 1970 et dans les années 1980 ,la crise économique et les recompositions idéologiques de la période alimentent une remontée du sentiment raciste dont témoigne la croissance du Front national. C’est aussi l’époque où se développent ,outre des campagnes anti-immigrés, une révision de l’histoire de la Seconde guerre mondiale qui cherche à absoudre la Collaboration et à minimiser les responsabilités des nazis. Longtemps marginalisé à l’extrême- droite chez les admirateurs de l’Allemagne nazie ou chez des personnes obsédées par le « complot juif «,le négationnisme acquiert à la fin des années 1970,une visibilité médiatique lorsque Robert Faurisson « prenant dès sa jeunesse la défense de l’ Allemagne nazie » et violemment antisémite, parvient à publier dans Le Monde , une tribune niant l’existence des chambres à gaz. Paradoxe apparent, il est rejoint par quelques militants d’extrême- gauche. Vidal –Naquet entreprend de détruire le travail « à la fois grotesque , mensonger et falsificateur « de Faurission .En 1980 il publie dans la revue Esprit un article très remarquable « Un Eichmann de papier » .Il se fixe pour règle intangible de ne pas débattre avec les négationnistes qui nient l’existence de vérités historiques ,mais détruit les arguments des négationnistes. Il montre leur volonté de nier la volonté exterminatrice des 

nazis et utilise la rigueur de la méthode historique pour montrer la manière dont ils manipulent les sources et les témoignages pour « tordre » la vérité historique. Comme il l’avait fait lors de la mort de Maurice Audin , il utilise la rigueur de la méthode historique pour détruire l’argumentation des négationnistes Il devient la victime d’attaques antisémites d’une extrême violence. On reste confondu par la haine venimeuse des négationnistes. 

6) Un engagement multiforme 

PV-N est très engagé dans les combats intellectuels des années 1960- 2000 .Il écrit très régulièrement au Monde pour apporter une précision ou rectifier une erreur et il est l’auteur de nombreux compte- rendus d’ouvrages. Avec une pointe d’humour, François Dosse souligne que certains avaient pensé à lui pour affronter le Général de Gaulle lors de l’élection présidentielle de 1965. Il s’oppose à l’intervention américaine au Vietnam. Il perçoit la nouveauté radicale de Mai 1968 et publie avec Alain Schnapp un « Journal de la Commune étudiante » qui recueille de nombreux documents faisant état de la diversité du mouvement de Mai. Il soutient les prisonniers et dénonce les morts suspectes en prison Il soutient les dissidents soviétiques et perçoit le caractère dictatorial du maoisme. Il soutient également les universitaires grecs victimes de la dictature des colonels, et , tout en condamnant les violences de Brigades Rouge, il soutient les universitaires ou militants italiens accusés de terrorisme. Il apporte son soutien aux Kurdes victimes de massacres perpétrés par Saddam Hussein.