« Mon auberge était à la Grande-Ourse, Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou. »  Vers tirés de « Ma bohème » d’Arthur Rimbaud, Citation reprise par Vincent Pomarède, conservateur général du patrimoine.

Cet ouvrage est publié à l’occasion de l’exposition « Plein air. De Corot à Monet » organisée par le musée des impressionnistes Giverny de juin à septembre 2020 par la commissaire Marina Ferretti Bocquillon. Il comprend sept essais de spécialistes concernant les aires géographiques étudiées puis cinq parties correspondant aux sections de l’exposition. En annexe sont proposées une anthologie composée de témoignages et de documents classés chronologiquement, une liste des œuvres exposées et une bibliographie sélective.

L’impressionnisme, encore et toujours ? Un sujet facile et mainte fois traité nous semble-t-il. En fait, des recherches récentes affinent certains points de vue, cette exposition en témoigne. Il s’agit de préciser les conditions de développement de cet art nouveau qui est de peindre en plein air : paysages, portraits, scènes de rue, de la fin du XVIIIe siècle (l’exposition s’ouvre en  1782, date du voyage de Thomas Jones en Italie) jusqu’à l’impressionnisme dans les années 1870. On part d’une époque où le peintre est formé à l’atelier et conçoit son œuvre à l’intérieur. Ce n’est qu’avec l’évolution des techniques comme l’aquarelle ou la peinture en tubes hermétiques avec bouchon, ou des pigments nouveaux (dans les bleus cobalt ou outremer et verts), le chevalet pliant, les toiles plus légères ou du papier blanc non apprêté, que les artistes partent dehors exécuter leur vue sur le motif, sur le vif, d’après nature c’est à dire en plein air. Ce catalogue d’exposition envisage donc sous un jour nouveau ce changement radical dans l’appréhension de la nature et une approche de terrain, que ce soit en Angleterre, en Italie ou dans différentes régions françaises. Ainsi un sujet qu’on croyait bien connu, l’évolution du traitement du paysage est appréhendé sous un autre biais avec la liberté  et la mobilité qui découlent du plein air.

Peindre la nature a été longtemps une représentation mémorisée après de longues promenades, une imprégnation, issue de visions et de recompositions. Or l’ambition de l’artiste en plein air est de capter une sensation, la puissance de la nature, une force vitale. Mais l’expérience s’avère épuisante par le matériel à transporter (l’ombrelle, le chevalet-trépied, le pliant, la boite à peinture, matériel qui nécessite parfois un porteur) et bien des artistes, impressionnistes y compris, choisissent de créer sur une terrasse ou la fenêtre ouverte (comme Monet pour Impression, soleil levant depuis la chambre de l’hôtel de l’Amirauté au Havre). Pourtant dès la fin du XVIIIe siècle, les peintres qui voyagent beaucoup, notamment à l’époque du Grand Tour, s’attachent à l’observation en plein air de la campagne, du ciel,  des ruines, dans des croquis ou des esquisses qui serviront ensuite dans l’atelier. A l’Académie, les élèves s’entraînent à la confrontation directe avec la nature en deux heures, dans le cadre de leur formation. En Angleterre, l’art du paysage se déploie particulièrement et peindre sur le motif devient un principe essentiel, les études servant aux plus grands tableaux. Le goût du pittoresque stimule une vogue des esquisses souvent faites en atelier (les intempéries n’encouragent pas le plein air). Isolés par la période révolutionnaire, les peintres britanniques penchent vers le naturalisme. Turner cherche à rendre une illusion de spontanéité aux ciels ombrageux. Constable affirme sa volonté d’ancrer son travail dans l’expérience et l’observation personnelle qui sont au cœur de son parcours de paysagiste, tout en se référant à Claude Gelée dit le Lorrain. Il se forge un style issu de ses esquisses faites à l’extérieur, réinvesties dans ses grandes compositions. Ainsi les artistes d’Outre-Manche, ont créé un corpus unique très admiré en France.

Sur le continent, Camille Corot sillonne l’Italie. Il travaille à des heures précises, anticipant les séries de Claude Monet. Il exécute des « paysages-portraits » (photo de Charles Desavary p.205) qu’il fait recopier à ses élèves. Cependant, ces études saisies restent des préparations à la création de ses grands paysages composés dans l’atelier comme le fait aussi Théodore Rousseau de l’école de Barbizon. Ensuite de jeunes peintres novateurs considèrent que la précision du dessin a moins d’importance et que les traces du pinceau laissées sur la toile, et visent à préserver la sensation de l’artiste qui ressent l’instantané de l’ombre et de la lumière d’un lieu en plein air.

En Italie, le terme macchia (« tache ») inspire le nom des macchiaioli utilisé pour la première fois en 1862. Le critique d’art Diego Martelli, ami de Degas, réunit au sud de Livourne des artistes séduits par la côte toscane encore sauvage tandis qu’à Resina près d’Herculanum, Adriano Cecioni crée une communauté de peintres proches des macchiaioli qui se lie avec Gustave Caillebotte. Les macchiaioli rejettent l’enseignement académique et la tradition du romantisme. Proches des intellectuels progressistes engagés dans le Risorgimento (1859-1861 – certains artistes meurent au combat pendant le 3e guerre d’indépendance), ils entendent retrouver dans la nature l’expression du vrai, le naturalisme. Passant de longues journées dans la lumière pure, Telemaco Signorini montre ce nouveau langage pictural avec des toiles de la « macchia » violente, des tâches larges faites de clair-obscur. Le format panoramique est souvent privilégié.

En France, au cours des années 1860, Berthe Morisot et Camille Pissaro se réclament de l’école de Corot. Suivis par Renoir, Cézanne, Sisley, ils peignent sur le motif en choisissant des sites en Normandie ou en forêt de Fontainebleau. Privilégiant l’aquarelle, Jongking s’arrête à Honfleur où il rencontre Boudin, puis Monet. Ces artistes s’entrainent à œuvrer dehors comme Courbet à Etretat. Quand Monet fait poser Camille sur la plage de Trouville (p.196-197), le terme impressionnisme n’est pas inventé mais le style s’impose déjà : de grandes touches larges apposées avec énergie agrémentées de sable et de fragments de coquillages ! Le peintre sait rendre la vitalité de la lumière et l’éclat des tons clairs. L’idée des séries permet de décrire les changements atmosphériques. Le maître s’emploie à relever le défi du plein air et crée un bateau-atelier (peint par Manet en 1874 p.29) parfait pour concevoir son jardin de Giverny, éternel motif qui subit les subtiles variations du temps qu’il fait et du temps qui passe.

Un essai de Marie-Pierre Salé précise l’expérience précoce des aquarellistes qui pratiquent le dessin sur le motif dès le XVIIe siècle. Parmi les œuvres les plus remarquables, Anton Van Dyck peint des paysages à l’exécution très libre, très légèrement coloré de brun, bleu et vert, baignés de la lumière et de l’atmosphère particulière des campagnes anglaises. Déjà à cette époque, des couleurs prêtes à l’emploi pour le lavis (peinture à l’eau) étaient proposées dans des étuis transportables. Plus tard en France et en Italie, citons les aquarellistes comme Paul Huet ou François Granet qui durant son séjour à Rome et sa fonction de conservateur au château de Versailles, effectue plus de 300 aquarelles, œuvres intimes qu’il n’exposera jamais. L’aquarelle est un moyen commode de travailler en couleurs sur nature. Elle est une forme de documentation, exercice conseillé par Pierre-Henri de Valenciennes. Jongking et la tradition du Nord apporte le goût de l’étude directe de la nature au groupe des « préimpressionnistes ». Élève de Eugène Isabey, il l’accompagne dans son voyage en Bretagne et en Normandie, d’où il rapporte des œuvres saisissantes. Il a su capter l’intensité de la lumière et ses effets de transparence. La diffusion de la peinture en tubes fait perdre à l’aquarelle sa spécificité. Elle garde un intérêt pour son rendu de transparence absolue. A la fin de sa vie, Monet regrette de ne pas l’avoir utilisée plus souvent.

On comprend mieux comment les impressionnistes ont forgé leur goût pour le motif, forts des expériences décrites précédemment. En 1874, lorsque les 30 artistes exposent dans l’ancien atelier du photographe Nadar, le terme ironique « d’impressionniste » est adopté mais certains critiques préfèrent les qualifier « d’école en plein air ». Le tableau peint par Claude Lantier, le héros de l’œuvre d’Emile Zola inspiré de Cézanne, se nomme « Plein Air ». Les artistes ainsi présentés sont Sisley, Monet, Pissarro, Degas, Rouart, Renoir et Berthe Morisot. Un des aspects majeurs de cette « révolution du regard  » vue à l’époque, est le goût pour le travail en extérieur. Or on comprend aujourd’hui que ceci doit être nuancé. Les peintres se retrouvent autour de la question du plein air mais surtout par leurs recherches sur l’atmosphère et la lumière, emboitant le pas à des centaines d’artistes déjà préoccupés par ces problématiques. Le catalogue parle de soldats courageux qui peignent quelque soit le temps, Monet pour ses effets de neige, Boudin pour la magie de l’air et de l’eau, Bazille dans la forêt de Fontainebleau. Aux motifs bucoliques, comme des fenêtres sur l’extérieur, les grands tableaux de ces auteurs sont cependant exécutés en atelier d’après des esquisses et des études (Les promeneurs. Étude pour « Le déjeuner sur l’herbe » 1865, n°102 du catalogue). Ce sont les sujets qui sont là novateurs : des pique-nique, des femmes dans un jardin, une famille sur la plage. L’intérêt commun des impressionnistes est leur représentation au jour le jour de la vie quotidienne, le cercle familial, les loisirs, le travail et les industries naissantes, les transformations sociales.

Véritable plaisir des yeux, ce catalogue Plein Air nous invite à humer une bouffée de nature, nous qui en avons tant manqué. Il nous incite à courir voir cette exposition rafraichissante et sans nul doute intéressante pour comprendre le processus créateur qui aboutit au mouvement impressionniste.

 

© Christine Valdois pour les Clionautes