La géopolitique sert à comprendre pourquoi on fait la guerre. Elle peut aussi être utile pour comprendre des situations géopolitiques postconflit, parfois aussi difficiles à gérer ou à maîtriser que certaines phases du conflit. Le concept de postconflit est défini par les Nations-Unies et désigne un modèle idéal de transition après une guerre pour une paix durable (peace-building). Cette vision est plus facilement applicable dans une guerre (ou une paix) entre Etats car une fois la paix décidée, chaque armée respecte les traités et rentre chez elle. Mais les conflits inter-étatiques se font plus rares. Dans les guerres civiles et les conflits intra-étatiques, aujourd’hui plus fréquents, la situation géopolitique est souvent plus difficile. Ce numéro vise donc à dresser un état des lieux et à proposer des pistes d’analyses empiriques, dynamiques et comparatives des évolutions territoriales postconflit. Les différentes contributions montrent aussi le décalage entre les modèles internationaux de maintien et de consolidation de la paix et les réalités du terrain.

Barbara LOYER a rédigé le premier article (Conflits et représentations du conflit au pays Basque : la fin de l’ETA). Le 20 Octobre 2011, l’organisation indépendantiste basque l’ETA annonce la suspension de la lutte armée. L’enjeu se cristallise alors autour du regroupement et la libération des prisonniers ainsi que sur la reconnaissance des victimes de violence politique. Ici, la notion de postconflit est une stratégie politique et un enjeu de construction de mémoire, socle de pouvoir.

Les articles de Guilhem MAROTTE (Stratégies violentes et non-violentes pour le contrôle de l’espace communautaire républicain de Belfast), d’Amaël CATTARUZZA et Jean-Arnault DERENS (Créer une frontière dans le postconfit : le cas du Nord-Kosovo et de Mitrovica), de Jihad FARAH (Projets, arrangements et controverses sur la ligne de démarcation à Beyrouth) et de Jeanne VIVET (Déplacés de guerre et dynamiques territoriales postconflit au Mozambique) traitent des nouvelles territorialités postconflit à l’échelle urbaine. La paix prolonge parfois les divisions qui se sont créées ou renforcées pendant les guerres. A Belfast, malgré une vie quotidienne en cours de normalisation, certains groupuscules tentent de prolonger l’action de l’IRA, désarmée en 2005. Cette stratégie ne fait pourtant pas l’unanimité parmi les républicains, notamment du Sinn Fein. A Beyrouth, la ligne de démarcation qui sépare la partie ouest et est de la ville, structure toujours les représentations donc les pratiques et les stratégies des acteurs. Elle délimite des territoires communautaires en confrontation. On assiste toutefois à une lente remise en cause de la binarité de la structure urbaine de Beyrouth. Mitrovica considérée comme « la ville la plus dangereuse d’Europe » en 2000 est un cas intéressant. Aujourd’hui, on constate un clivage nord-sud alors que la ville a plutôt été épargnée pendant le conflit. On y parle deux langues, on y utilise deux alphabets, on ne paie pas avec la même devise. Les échanges sont de plus en plus réduits entre les deux rives de l’Ibar. Le pont reliant les deux parties de la ville forme la frontière entre la Serbie et le Kosovo, alors que ce n’était pas une ligne de front à l’origine. Le pont est devenu un point de fixation symbolique des tensions. Les pratiques territoriales s’articulent autour de cette partition, qui est appelée à durer. Maputo aussi a été relativement épargnée par les conflits au Mozambique qui ont davantage touché les zones rurales et les petites villes. La capitale est devenue un espace de refuge et la population urbaine augmente de 10 % par an. La guerre a ainsi conduit à une déterritorialisation des populations civiles, bouleversant les pratiques quotidiennes, puis à la création de territorialités postconflit spécifiques. Seuls ¼ des déplacés sont rentrés chez eux après le conflit. Des opérations de déguerpissement ont depuis été organisées dans les quartiers urbanisés pendant la guerre, notamment ceux situés au bord de mer. La présence des déplacés (les deslocados) est en effet fragilisée par l’absence de politique de régularisation officielle.

Les articles de Magali CHELPI-DEN HAMER (Les tribulations du dispositif Désarmement, Démobilisation et Réinsertion des miliciens en Côte d’Ivoire) et de Marc LAVERGNE (Du succès du cessez-le-feu à l’échec de la paix, l’expérience des monts Nouba au Soudan) montrent l’énorme fossé existant entre les dispositifs de paix mis en modèle par les institutions internationales et la réalité des pratiques sur le terrain. Certains conflits sont réglés sans avoir au préalable remédié à ses causes, comme dans les monts Nouba au Soudan. Le conflit actuel est d’origine foncière. Les Noubas ont été opprimés par le gouvernement de Khartoum : dévastation de villages, vol de bétail, massacres des hommes et esclavage des femmes et des enfants. Même si le cessez-le-feu est apparu comme un succès, le gouvernement de Khartoum a très vite montré qu’il n’avait aucune intention de respecter ses engagements concernant l’autonomie des monts Nouba pris lors de la signature des accords de paix. La guerre a très vite repris. Il en est de même pour le processus DDR mis en œuvre en 2012-2015 après l’accès d’Alassane Ouattara à la Présidence de la Côte d’Ivoire. Son objectif de réduire le risque de violence armée et de promouvoir la cohésion sociale n’est pas encore complètement atteint face aux réticences rencontrées depuis longtemps sur le terrain.

Les articles de Pierre SINTÈS (conflits sans fin à la frontière gréco-albanaise), d’Elisabeth DORIER et Hubert MAZUREK (Dynamiques territoriales du postconflit et de la reconstruction du Congo-Brazzaville) et d’ Eric MEYER et Delon MADAVAN (Sri Lanka : les séquelles de la guerre) se concentrent davantage sur le poids des représentations comme contrainte majeur pour l’obtention d’une paix durable. Dans la région de Thesprotie à l’ouest de la frontière entre la Grèce et l’Albanie, on remarque un retour des pratiques mémorielles des populations frontalières depuis les années 1990. Du côté albanais, la région est présentée comme reconquise par l’hellénisme après une période ottomane et après l’éviction de groupes musulmans. La mémoire des exactions est permanente. Le génocide des Tchams est déclaré par l’Etat albanais en 1994. Les monuments (les stèles par exemple) remplissent ce rôle de marquage national du territoire. La mémoire du conflit est utilisée pour fortifier l’affirmation d’une identité locale puis nationale. Le sud du Congo-Brazzaville a été un carrefour des conflits entre armée nationale et milices pendant 10 ans. Aujourd’hui, on assiste à une stabilisation politique et sécuritaire dans une logique de normalisation. Mais les aménagements concernent surtout les grandes métropoles : Pointe-Noire et Brazzaville et l’axe vital et stratégique du chemin de fer Congo-Océan. De vastes zones restent à l’écart des dynamiques. Cette « zone grise » se situe dans le Pool nord, territoire marginal qui a été sanctuaire de résistance puis de rébellion. Enfin, au Sri Lanka, la guerre a opposé de 1983 à 2009 l’armée aux militants séparatistes tamouls. La population du Nord et de l’Est de l’île est de langue tamoule. Le centre, le Sud et l’Ouest sont de langue cingalaise. De nombreuses familles déplacées n’ont pas pu rentrer chez elles à cause de l’occupation de leurs terres par l’armée. 10 000 familles cingalaises du Sud se seraient également installées au Nord.

L’article de Justin SHERIA NFUNDIKO (Femmes du Sud-Kivu, victimes et actrices en situation de conflit et postconflit) est particulièrement marquant. La région du Kivu est une marge frontalière mal contrôlée de la RDC. Elle a été l’épicentre d’une succession de rébellions contre le pouvoir central, attisées par les pays voisins. Les violences sexuelles ont été massivement et systématiquement utilisées comme arme de guerre. Les femmes ont ainsi été victimes de viols en vue d’une déstabilisation durable des communautés. Ces violences ont été banalisées du fait de la difficulté de faire jouer la justice. Il faut toutefois remarquer que si certaines femmes ont participé à la guerre dans les forces armées et les milices, il existe aujourd’hui de nombreuses actions féminines pour la paix.

La communauté internationale tend à intervenir de manière plus forte pour prévenir et résoudre les crises dans le monde. Les missions (de l’ONU par exemple) se diversifient en même temps qu’elles se complexifient et deviennent plus risquées. La construction de paix durables, quels que soient les acteurs et les territoires, relève d’une temporalité longue. On voit bien dans les différents articles, pourtant très variés dans leurs échelles d’analyse et les thèmes abordés, que chaque intervention ne s’accommode pas de modèles préétablis et demande une connaissance précise du contexte et des réalités du terrain. Il s’agit de prendre en compte les représentations des populations et les nouvelles territorialités mises en œuvre. Ce numéro d’Hérodote permettra certainement aux candidats de l’agrégation interne d’Histoire-Géographie d’approfondir leurs connaissances sur la « géographie de la paix » et de se poser la question : si la « géographie, ça sert d’abord à faire la guerre », est-elle utile pour faire la paix ?