Sous la houlette de deux éminents historiens de l’Amérique latine contemporaine, les éditions de L’Harmattan publient un recueil consistant sur la Bolivie actuelle, afin de mieux comprendre cet Etat dont les destinées ont été depuis peu confiées au président Evo Morales Ayma, élu en décembre 2005.
Cette publication s’inscrit dans la série des ouvrages récemment édités sur l’Argentine (2002), le Brésil (2005) et la Colombie (2007), dont l’objectif consiste à présenter un regard diversifié d’analystes confirmés sur des pays latino-américains qui « font » l’actualité.
La Bolivie, contrairement à d’autres Etats, est loin de figurer parmi les oubliés de la recherche américaniste française. Pour ne citer que Marie-Danielle Demélas (L’invention politique. Bolivie, Equateur, Pérou, au XIXè siècle, 1992) ou Jean-Pierre Lavaud (L’instablilité politique de l’Amérique latine. Le cas de la Bolivie, 1991), les chercheurs sont nombreux et leurs publications de grande qualité.
L’ouvrage coordonné par Denis Rolland et Joëlle Chassin ne fait pas exception et constitue une mise au point nuancée sur la Bolivie et l’homme qui la dirige. L’introduction rédigée par nos deux maîtres d’œuvre présente une grande utilité en ce qu’elle oriente notre lecture d’un recueil assez éclectique où les contributions d’historiens et de géographes côtoient celles d’anthropologues, de politistes et de sociologues. L’ensemble ne prétend pas, bien sûr, couvrir toute la réalité bolivienne ; toutefois la diversité des sujets abordés permet de se faire une bonne idée de cet Etat enclavé, grand comme deux fois la France et qui ne se réduit pas, loin de là, à l’image « andino-centrée » communément véhiculée.
Le recueil se décline en trois parties, classiquement organisées autour de thématiques politiques (« Héritages et changements politiques »), socio-culturelles (« Transformations sociales et culturelles ») et économiques (« Economie et dépendance »). Chaque partie est introduite par une série de fiches qui entendent dresser une signalétique du pays, préalable nécessaire à l’appréhension raisonnée des enjeux majeurs auxquels l’Etat est aujourd’hui confronté.
Depuis son indépendance, acquise en 1825, la Bolivie a été la proie de très nombreux coups d’Etat qui en ont fait l’un des pays les plus instables politiquement du « continent » latino-américain. La composante « indigène », majoritaire, de la nation bolivienne, a, parallèlement, été longtemps exclue de la citoyenneté. Le fait qu’un Bolivien, de l’ethnie aymara, ait décroché la présidence de la République est une remarquable nouveauté, fruit de l’évolution politique, sociale et culturelle des deux dernières décennies (comme le soulignent les contributions de Laurent Lacroix, au chapitre 3, et de Cécile Casen, au chapitre 11).
Né en 1959 dans la province andine aymara de Carangas, Evo Morales Ayma est, par la suite, allé travailler en terre quechua dans les champs de coca du Chaparé. Très rapidement, il est devenu un dirigeant syndical en vue du mouvement cocalero et s’est distingué par son hostilité virulente à la politique gouvernementale, inspirée par les Etats-Unis, d’éradication de la coca. Morales ainsi que le MAS (« Mouvement vers le Socialisme »), son mouvement politique créé en 1999, incarnent une nouvelle gauche bolivienne, populaire et « indigène », très liée au mouvement syndical, résolument hostile au « néo-libéralisme », et qui entend redonner à l’Etat son rôle de pilier du tissu productif national.
Les victoires électorales de Morales et du MAS au cours des dernières années interviennent dans un contexte d’ethnicisation croissante des identités collectives favorisée par le « néo-indigénisme » d’Etat des années 1990. Ce processus d’une grande complexité est analysé par Gilles Rivière (chapitre 10), Laurent Lacroix (chapitre 12) ainsi que par Jean-Claude Roux dans un chapitre (16) consacré à la question agraire et aux velléités de « retour », en Bolivie andine, à une agriculture « ethnique », communautaire, conçue comme une alternative à l’agriculture mondialisée.
Françoise Martinez (chapitre 9) montre que c’est également dans ces décisives années 1990 qu’a été entreprise une réforme scolaire de grande ampleur, prenant acte des revendications culturelles et linguistiques des communautés indiennes et visant, par conséquent, à transformer un système qui pendant tout le XXè siècle avait vécu sur l’idée que seule une école duale, sous l’égide de l’Etat, était possible, les écoles urbaines se voyant assigner comme mission de former les élites et les écoles rurales les manuels (paysans et ouvriers) dont le pays avait besoin.
Evo Morales -qui a su instrumentaliser les traditions indiennes à son profit, comme le montre par exemple son intronisation le 21 janvier 2006 comme Apu Mallku, « chef suprême », par des représentants indiens- figurerait donc comme l’homme « providentiel » grâce auquel les dominés de la scène politique, sociale et économique bolivienne prendraient leur revanche contre les élites politiques traditionnelles… Dans son discours d’investiture du 22 janvier 2006, Morales a en effet souligné combien il entendait rendre leur souveraineté aux « Boliviens », démocratiser l’espace public et définir une voie proprement nationale vers l’émancipation. Il s’agirait alors de restaurer la souveraineté nationale, c’est-à-dire d’affirmer l’autonomie de la Bolivie vis-à-vis des puissances étrangères, et de rendre sa souveraineté au « peuple », c’est-à-dire de lui rendre la parole grâce à un meilleur fonctionnement des institutions démocratiques (voir l’excellente analyse d’Erwan Sommerer au chapitre 5). Ce sont là des enjeux majeurs de la tenue d’une Assemblée constituante visant à réformer en profondeur la constitution du pays. Mais, comme le souligne Laurent Lacroix, « le discours radical et les propositions indianistes de type andinocentrique de certains représentants du MAS sèment le doute sur les ambitions et les actions du gouvernement au sein d’une grande partie de la population dont le sentiment d’appartenance ne repose pas prioritairement sur le paradigme ethnique [et s’interroge donc] sur la nature de la prochaine constitution. » (chapitre 12, p. 261)
Par ailleurs, Laurent Lacroix (chapitre 3) relève la très nette opposition entre les dirigeants régionalistes des Basses Terres, basés principalement à Santa Cruz (partisans de l’économie de marché et d’un Etat fortement décentralisé, défenseur de l’initiative privée et promoteur du libre-échange), et les secteurs sociaux proches du MAS (défenseurs d’un modèle étatiste, d’un Etat nationalisant, régulateur, instaurateur et protecteur des droits sociaux, économiques, politiques et culturels). Cette opposition recoupe le clivage entre une Bolivie déprimée, celle de l’Altiplano, et une Bolivie dynamique, celle des départements de l’Oriente, principalement le Beni et Santa Cruz. Les contributions du géographe Jean-Claude Roux (chapitres 6, 15 et 17) , si elles n’ont pas toutes la rigueur synthétique souhaitée, nous éclairent sur cette Bolivie orientale méconnue de la plupart des étrangers.
Perçus comme une « sorte d’anti-monde andin » (p. 124), les Orients boliviens, dépeuplés, ont longtemps été délaissés par le centre politique andin et n’ont donc fait l’objet que de mises en valeur ponctuelles, déterminées, pendant une bonne partie des 19è et 20è siècles, par les cycles de prédation du quinquina puis du caoutchouc. Les effets de la réforme agraire engagée par le MNR au pouvoir au début des années 1950, les migrations internes consécutives à la crise socio-économique des années 1980, le déploiement d’une ceinture d’oléagineux (soja et tournesol) tournée vers l’exportation, ainsi que la (re)découverte de gisements pétroliers et gaziers notables ont fait des départements de l’Orient le cœur du développement économique bolivien contemporain et redonné de la vigueur aux mouvements désireux de voir s’affirmer leur autonomie (chapitres 6 et 17).
L’évolution en cours conduirait-elle donc la Bolivie à un mortel éclatement ? Jean-Claude Roux fait justement remarquer qu’un « Etat oriental séparé pèserait bien peu face au puissant et dynamique Brésil, proche et très présent économiquement, face aussi à l’Argentine, autre puissance de poids, et même face au petit Paraguay, beaucoup plus soudé dans son unité. La réciproque est certes vraie concernant la Bolivie andine. Privée de la partie orientale du pays, l’Altiplano déjà frappé par la désertification de ses campagnes, privé d’industries, accusant d’importants retards socio-économiques et dépourvu d’hydrocarbures ne serait plus qu’un pays croupion réduit à la mendicité internationale… » (p. 145)
Le développement économique des Orients et le repliement andin aggravent la question identitaire bolivienne et posent au gouvernement Morales de nombreux défis : ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, une véritable politique de développement de l’industrie des hydrocarbures sous l’égide de l’Etat, après les errements de la privatisation des dernières décennies (chapitre 17), conduit à s’interroger sur le rôle des pouvoirs locaux et sur les partenariats, inévitables, avec l’étranger, sans lesquels cette industrie est vouée à végéter – or l’opinion publique bolivienne est très sourcilleuse sur les questions de souveraineté.
Nous n’avons pu donner ici qu’un mince aperçu de ce qui fait aujourd’hui la richesse et l’intérêt d’un pays comme la Bolivie. Les collègues désireux de nourrir un cours sur l’Amérique latine ou sur la mondialisation trouveront là des données suggestives. Outre les analyses sus-mentionnées, l’ouvrage vaut aussi, a priori, pour les nombreux documents qui le jalonnent. On pourra toutefois regretter qu’ils n’aient pas toujours été édités avec tout le soin requis : que dire en effet de ces cartes illisibles de la Bolivie datant du XIXè siècle… (pp. 32-35)? Pourquoi avoir reproduit autant de textes en espagnol sans les accompagner d’une traduction française ? Ainsi, de manière très fâcheuse, compte tenu du thème directeur du livre, en est-il du discours d’investiture du Président Morales à La Paz, le 22 janvier 2006 (pp. 51-63). Mais ces quelques critiques n’enlèvent rien à l’intérêt d’un livre qui aide décidément à comprendre cette Bolivie en définitive bien méconnue. »
Copyright Les Clionautes, 2008.