Vouloir restituer la pensée politique de Cornelius CastoriodisSur sa vie, lire François Dosse, Castoriadis, une vie, La Découverte, 2014., même en 240 pages, est une gageure. Les auteurs s’attaquent en effet à l’un des penseurs dont on redécouvre la philosophie, notamment au travers d’un colloque, vingt ans après sa mort« Actualité dʼune pensée radicale, Hommage à Cornelius Castoriadis », 26 au 28 octobre 2017, organisé par l’EHESS et Paris VII Denis-Diderot.. Ils n’en sont cependant pas à leur coup d’essai, puisqu’ils publièrent, voici un an, un Cornelius Castoriodis. Réinventer la politique après MarxPUF, coll. « Fondements de la politique », déc. 2016.. Force est de reconnaître d’ors et déjà que le pari tenté est réussi.

Le maître-mot de la pensée de Castoriodis est l’autonomieLes auteurs y consacrent spécifiquement une vingtaine de pages, mais la notion surgit partout ailleurs dans l’ouvrage. Philippe Caumières a par ailleurs été l’auteur d’un Castoriodis. Le projet d’autonomie, publié chez Michalon en 2007. : chaque être doit pouvoir y parvenir, et, ce faisant, c’est l’ensemble de la société qui doit en bénéficier et maîtriser son destin. C’est, aux yeux du philosophe, le stade ultime de la démocratie, dont la base (le « germe » comme disent ici les deux auteurs) a été posée par l’antique Athènes. On mesure dès lors l’écart qui sépare cet idéal de la situation du modèle libéral de nos démocraties occidentales, aussi avancées soient-elles. Coincée entre la personnalisation du pouvoir, incarné par un seul personnage, l’administration bureaucratique, sans parler des inégalités entre les classes sociales, notamment du point de vue culturel, et de celles qui existent entre les individus, quelle est la place de la démocratie ? Quel crédit accorder à la définition que l’on continue à enseigner, à savoir d’un régime où le pouvoir est le fait de tous au bénéfice de l’ensemble des citoyens ? Bref, sommes-nous dans une véritable démocratie ? La question soulevée par Castoriodis est bien sûr celle d’un accaparement du pouvoir par un petit nombre. Son analyse contribue à identifier une oligarchie qui, même élective, se paie de mots en s’affublant de celui de « démocratie ». À quel point les citoyens maîtrisent-ils les règles du jeu, qu’ils s’activent ou non au sein de structures partisanes ? Cette pression qui s’exerce sur eux et qui empêche d’agir se nomme « hétéronomie » ; elle crée même une situation de dépendance à l’égard de ces moyens, que ce soit la religion, la publicité, aussi bien que n’importe laquelle des normes auxquelles il faudrait se conformer. Castoriodis n’est d’ailleurs pas le premier à utiliser le terme d’hétéronomie : Kant y avait réfléchi en son tempsEmmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1796., voyant dans la Raison un moyen de s’en abstraire. La notion a depuis été reprise et développée par d’autres penseurs, comme, pus proches de nous, André Gorz ou Ivan Illich. Être conscient de ces formes d’asservissement, c’est déjà être sur le chemin de l’autonomie : là est la véritable révolution à laquelle Castoriodis appelle.

À le lire trop vite, on pourrait reconnaître en Castoriadis un marxiste : classe contre classe ; citoyens opprimés contre une minorité d’oligarques au pouvoir. Ce serait oublier son passé, notamment le rôle qu’il a tenu au sein de Socialisme ou Barbarie (1948-1967), groupe de réflexion (et d’action) qu’il a animé au plus fort de la guerre froide avec Claude LefortSur ce point, lire Nicolas Poirier, Cornelius Castoriadis et Claude Lefort : l’expérience démocratique, Le Bord de l’eau, 2015 ., pour analyser le totalitarisme, et notamment le soviétisme. À l’heure de commémorer le centenaire de la Révolution russe, la lecture de Pour l’autonomie permettra de nuancer ce qu’on en dira.

Le mérite de l’ouvrage tient à ce que ses auteurs expriment l’actualité de la pensée politique de Castoriadis, s’attachant notamment à faire le détail de ses liaisons avec certains champs en particulier. On sera notamment attentif à ce qui est dit de l’éducation. Encore ne doit-on pas la réduire à la seule scolarisation, tant que celle-ci demeurera ce que Castoriadis estime être un processus de dressage. Il entend en réalité l’effort permanent qui s’étend à la vie entière et englobe toutes les expériences que l’on peut faire, notamment dans les débats auxquels on peut participer. Cette confrontation dynamique doit permettre l’affermissement d’une faculté de chacun à « s’orienter dans la histoire (et dans la vie) » (p. 165). C’est sur cette idée que le projet de Castoriodis est fondamentalement optimiste, sans que cela soit entendu comme un défaut : il est possible de progresser sur la voie de l’autonomie individuelle et collective (que les auteurs ne se privent pas d’explorer), et, partant, d’approfondir la démocratie, à la condition (entre autres) que les plus conscients ne cessent leur combat.

Dire que Pour l’autonomie est un ouvrage d’un abord facile d’accès serait exagérer : il suppose en effet une solide culture. Il manque, de plus, un index, qui permettrait de faire de l’ouvrage une sorte de manuel et d’en faciliter l’usage. Pour autant, l’accès à la pensée politique de Castoriadis mérite bien que l’on prenne le temps nécessaire de lire cette synthèse, d’y réfléchir, et d’y revenir ultérieurement. Pour qui se prétend être un citoyen actif, et a fortiori pour qui prétend faire acte d’éducation, cet effort est même une nécessité.

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Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes