C’est un pays voisin qui intrigue souvent l’observateur par ses particularités. Non exempte de clichés, que sait-on réellement de la Suisse ? Pour répondre à la question, on peut se plonger dans le livre de Jonathan Steinberg, décédé en 2021, qui a été professeur d’histoire à l’université de Pennsylvanie.
Un ouvrage qui a évolué
Il s’agit de la troisième édition de ce livre qui avait connu une édition en 1976 et une autre en 1996. Autant dire que la version ici présentée, et qui date en réalité de 2015, est renouvelée par rapport aux précédentes. « Le monde qui a vu la nouvelle édition de 1996 nous semble méconnaissable aujourd’hui ». Le livre se donne « pour double objectif de mettre à jour les chiffres présentés […] d’examiner dans quelle mesure le modèle suisse que j’ai observé dans les années 1970 et 1990 tient encore la route aujourd’hui ». L’ouvrage comprend un certain nombre de photographies insérées dans les chapitres ainsi qu’un index.
Pourquoi la Suisse ?
Dans ce court chapitre, l’auteur se demande pourquoi lire quelque chose sur la Suisse alors qu’il existe tant d’autres sujets ? Tout le reste de l’ouvrage a pour ambition de répondre à une autre question : pourquoi la Suisse existe-t-elle ? Jonathan Steinberg précise que son livre n’est pas un guide de voyage. Il commence à dessiner les contours de la singularité helvétique. La Suisse peut être un lieu idéal pour observer un certain nombre de problèmes européens. On peut noter que la plupart des étrangers ne savent presque rien du pays, alors qu’il attire de nombreux visiteurs.
L’histoire de la Suisse jusqu’à l’époque moderne
« Les Suisses ont échappé aux pires effets des trois grandes tendances qui caractérisent l’Europe moderne : le choix d’une centralisation rationnelle, la montée des nationalismes et la violence des conflits religieux. » Jonathan Steinberg insiste également sur le communalisme qui est, selon lui, un trait caractéristique de la « société alpine ». Il entend par là un « réseau étendu de communes et de corporations qui gère l’activité économique et la vie sociale dans les vallées ». Le chapitre s’intéresse ensuite à la figure de Guillaume Tell, à la défaite de Marignan ou à Zwingli. La neutralité est au coeur de l’identité suisse et le niveau de vie de la population n’a jamais été aussi élevé que durant la guerre de Trente ans. On peut citer la formule de Benjamin Franklin, même si elle ne s’applique pas initialement à la Suisse, pour comprendre comment l’harmonie est devenue un mode de fonctionnement : « Faute d’agir ensemble, nous serons tous pendu séparément ».
La Suisse aux XIX et XXème siècles
Il ne faudrait pourtant pas faire du pays un isolat car il a connu aussi les bouleversements du XIXème siècle. Mais, comme pour d’autres époques, l’auteur met l’accent sur l’importance de communautés construites de la base vers le sommet. En 1891, se met en place le principe de l’initiative populaire fédérale qui est devenu un trait majeur montré de l’extérieur pour caractériser le pays. L’auteur pointe aussi les aspects sombres comme lorsqu’il dit que la Suisse a fait subir à sa minorité juive « des mesures fort peu libérales et une intolérance sans équivalent dans les pays occidentaux avancés. » Après la Première Guerre mondiale, la Suisse adhère à la SDN et en retire des avantages certains, notamment la ville de Genève, qui abrite un grand nombre d’institutions liées. L’auteur raconte ensuite la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale et insiste sur la figure du général Guisan et sa tactique du « réduit national ». La question du rôle du pays durant le conflit n’est pas éludée et il conclut que « la Suisse a tiré de la guerre des profits financiers considérables. » Les années après 1945 sont symbole de développement économique et cette prospérité est à l’origine d’un « remarquable consensus ». La question du rôle du pays sur la période 1939-1945 revient ensuite dans le débat.
Un système politique qui intrigue
Jonathan Steinberg entame le chapitre par ce constat : « les Suisses sont célèbres, à juste titre, pour leurs institutions et leurs pratiques politiques ». Il est vrai que, vu de l’extérieur, le système a quelque chose de fascinant dans sa complexité. En revanche, on peut pointer aussi l’accès tardif des femmes à la vie politique. Un des points qui frappe dans le pays, c’est l’importance de la représentation proportionnelle. On peut aussi relever que le système fédéral du pays ressemble beaucoup à celui des Etats-Unis. Prenant appui sur un cas précis, l’auteur souligne quand même que les cantons présentent plus de points communs que de différences. Les cantons demeurent de « véritables laboratoires de politique expérimentale. »
Un fonctionnement politique marqué par le consensus
L’auteur développe le cas de la crise jurassienne pour souligner comment cette crise, qui a tout de même duré un demi-siècle, a fini par se régler sans violence. On mesure ensuite les réticences du pays vis-à-vis de l’Union européenne. La Suisse ne peut accepter l’idée d’un acquis communautaire puisque toute son histoire est celle d’une identité suisse qui réside dans « une autodétermination ascendante ». On pourra retenir une formule pour qualifier l’alchimie du système politique : la Suisse est « un morceau du Saint-Empire romain germanique qui a survécu à l’essor et à la chute de l’Etat centralisé moderne ». Les dernières pages évoquent la vie politique suisse récente, et notamment la personnalité de Christoph Blocher, qui a plus d’une fois mis à mal les traditions et habitudes d’un système.
Un pays, des langues
Impossible de parler de la Suisse sans évoquer les langues. En 2012, parmi les plus de 15 ans, les deux tiers environ parlaient allemand, un peu moins d’un quart le français et moins de 10 % l’italien sans oublier le romanche avec 0,5 %. Il faut ensuite, à l’intérieur d’une langue comme le suisse allemand, évoquer l’importance des dialectes qui ne sont pas des formes dégradées de la langue. L’auteur détaille les subtilités à savoir sur la langue : « il n’y a pas un, mais plusieurs dialectes suisses ; le suisse allemand n’existe pas vraiment, c’est de l’allemand. » On peut aussi noter que parce qu’elle se sent ignorée « la culture suisse italienne se montre volontiers avant-gardiste. » Une donnée apparait aussi : le multilinguisme est une réalité du pays mais on ne saurait dire dans quelle mesure il est un attribut des Suisses pris individuellement.
Une image de richesse
Voilà sans doute un autre point qui fait partie des clichés sur le pays mais il ne manque pas de réalité. Il faut pourtant noter que l’essor économique suisse est récent à l’échelle de l’histoire. Pour avoir quelques repères, en 1913 la Suisse qui représente 1 % de la population européenne est responsable de 3 % de la totalité des exportations européennes. Si l’on devait caractériser le développement économique du pays, on pourrait s’appuyer sur l’expression de « micro-capitalisme ». L’après 1945 ouvre une période de boom économique. Peter Rogge parle à ce propos de « vingt glorieuses ». Une main-d’oeuvre abondante afflue dans le pays mais, dans les années 80, l’ambiance change. Sur les périodes récentes, on peut souligner le dynamisme de l’industrie pharmaceutique. Roche, qui pèse seulement la moitié de Nestlé, réalise trois fois plus de bénéfices. L’auteur envisage ensuite l’exemple du luxe à travers l’horlogerie et montre les mutations qu’a connues ce secteur. C’est l’occasion d’évoquer la trajectoire de Nicolas Hayek, le fondateur de Swatch. L’auteur n’oublie pas de parler des échecs comme Swissair et des affaires liées aux banques du pays.
Une mosaïque religieuse
Le tour d’horizon sur la Suisse se poursuit avec la religion. Il est notable que ce paysage a changé ces dernières décennies. « L’appartenance religieuse est un élément essentiel de la géographie de l’identité suisse ». Ce qui est remarquable c’est qu’alors que la religion est souvent un facteur de conflits, la coexistence à la façon suisse tranche. Pour tenter d’approcher cette particularité, l’auteur se plonge dans l’histoire en rappelant, par exemple, que la Réforme a fait très tôt de la Suisse une mosaïque de divisions religieuses. « Tout comme la politique, la langue et la micro-économie, la religion renforce la nature cellulaire de la vie en Suisse. »
Pourquoi la Suisse italienne ?
Jonathan Steinberg justifie d’abord la présente d’une telle entrée dans un ouvrage qui cherche à montrer les traits caractéristiques de la Suisse. La Suisse italienne, à commencer par la République et le canton du Tessin, est vue ici comme un révélateur de l’identité suisse. « Son caractère doublement unique car il est le seul canton italophone et abrite la seule grosse communauté suisse dans les Alpes du Sud. » L’auteur passe ensuite en revue ce morceau si particulier du pays. Ce canton le plus isolé des cantons transalpins a toujours voté contre l’Europe. Ce mini-Etat possède une constitution, un drapeau ou encore un code civil, sans oublier un parlement. Récemment, le tunnel du Saint-Gothard et sa voie ferrée ont permis l’intégration du Tessin à la communauté suisse. « Le Tessin est entouré par une économie, une population et une culture très proches de celles de la République italienne ». Même s’il conserve son identité propre le Tessin risque « fort de devenir une partie de l’économie italienne au sens large ».
La Suisse et l’Union européenne
Rappelons avant tout que l’ouvrage date de 2015 par rapport à certains faits non évoqués dans le livre. On peut noter d’abord un point de rapprochement car la Suisse et l’Union européenne offrent deux modèles d’Etat fédéral, même s’ils sont différents. L’auteur retrace ensuite les étapes de la construction de l’Europe. Il souligne aussi le paradoxe qui fait que l’UE est l’entité la plus transparente et la plus opaque du monde. En tout cas, toute l’information voulue est accessible. Pour des politiciens comme Christoph Blocher, l’UE représente un « fabuleux bouc-émissaire ». Jonathan Steinberg explique ensuite les relations particulières entre la Suisse et l’UE notamment sous la forme de traités bilatéraux.
L’identité suisse en crise
Dans ce chapitre, l’auteur rassemble son propos pour s’interroger sur une identité suisse qui serait en crise. Selon lui, les « Suisses se considèrent moins comme une entité multinationale que comme un fragile assemblage de communautés liées par une forme de volonté générale ». Jonathan Steinberg revient ensuite sur la crainte d’une « surpopulation étrangère », sur les initiatives populaires et sur la démocratie plébiscitaire. Depuis plusieurs années, on note un déclin des partis traditionnels et donc d’un savant équilibre qui caractérisait les institutions du pays.
Cet ouvrage très complet intéressera toutes celles et tous ceux qui veulent en savoir plus sur un pays proche géographiquement et, en même temps, si différent. Il permet d’aller au-delà des clichés pour donner à comprendre ce qu’est l’identité suisse.
Jean-Pierre Costille