En cette année 2020 les éditions Lux publient la traduction du premier ouvrage de l’anthropologue Kristen Ghodsee. Spécialisée dans les études de genre, notamment en Europe de l’Est et dans l’ancien bloc soviétique, Madame Ghodsee offre ici un plaidoyer sur la place des femmes sous le socialisme. La thèse principale pourrait presque se résumer à la première ligne de la quatrième de couverture.
« Le capitalisme nuit gravement. Surtout aux femmes »
A l’inverse, à une époque où les nouvelles générations d’électeurs étasuniens semblent plébisciter bien davantage les discours « socialistes » que leurs ainés, l’ouvrage de Kristen Ghodsee milite activement pour la reconnaissance ou la défense, selon les traditions politiques des territoires où cet ouvrage sera publié, d’un héritage socialisant, plus à même d’offrir aux femmes les outils de leur propre émancipation.
Dès l’introduction Kristen Ghodsee énumère les inégalités et les différences que subissent les femmes dans le monde professionnel. Si les pays de l’Ouest ont cherché activement à contrer l’avance technologique prise par l’URSS dans les années 1950 en développant une législation et des politiques publiques favorables aux femmes (NDEA en 1958, décret 10980 créant la commission présidentielle sur le statut des femmes sous la présidence Kennedy), la fin de la Guerre Froide a mis fin à cette course pour l’élévation sociale des femmes dans bon nombre de pays (cela coïncide avec la présidence Reagan aux Etats-Unis d’Amérique), tout du moins ceux qui n’ont pas conservé, ce que Kristen Ghodsee nomme « la tradition sociale-démocrate », notamment dans les pays scandinaves que l’auteur cite à de nombreuses reprises.
Pour autant Kirsten Ghodsee appelle dès les premières pages à faire un bilan complet de l’époque et ne structure pas son ouvrage comme une réhabilitation du régime soviétique :
« Reconnaitre ce qu’il y avait de mauvais n’implique pas de nier ce qu’il y avait de bon. »Kristen Ghodsee, Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme, Lux, 2020, page 49
Travail : les femmes sont comme les hommes, mais elles coûtent moins cher.
Evoquant dans les toutes premières pages de ce chapitre un souvenir particulièrement glaçant concernant une de ses amies, subissant un chantage sexuel de la part de son époux, Kristen Ghodsee aborde dans ce premier chapitre la dépendance économique que subissent de nombreuses femmes. La raison réside selon l’auteur dans le marché libre qui « pénalise les femmes »Ibid, page 66. Moins considérées et donc moins bien payées, la plupart des femmes subissent depuis la Révolution Industrielle et le développement du travail salarié, une discrimination importante. Les sociétés capitalistes ont renforcé la division du travail selon une logique favorable aux hommes, mieux rémunérés, et défavorisant les femmes, reléguées à des emplois moins bien payés, voire pas du toutEvoquons les tâches ménagères ou encore l’éducation des enfants..
Les distinctions héritées du XIXème siècle perdurent encore de nos jours. Ainsi Kristen Ghodsee évoque l’exemple de l’emploi de serveur dans la restauration. Si l’on rencontre une écrasante majorité de femmes dans les emplois de serveuses dans les diners, elles sont bien moins nombreuses dans les restaurants gastronomiques : « On paie un supplément pour que notre dîner soit servi par un homme, parce que l’on considère que ce service rare vaut plus cher »Ibid, page 69. A cette distinction genrée doit s’ajouter les inégalités raciales. Les femmes afro-américaines ou hispaniques étant bien plus durement frappées par ces discriminations que les blanches. Kristen Ghodsee plaide ainsi pour une lecture intersectionnelle des inégalités de revenus.
Les différences entres les pays socialistes et capitalistes en termes d’emploi des femmes sont considérables. Ainsi, si en 1950 les femmes représentaient plus de 50% de la population active en URSS (51.8% très exactement), elles représentaient 28.3% de cette même population active en Amérique du NordIbid, page 74. Les systèmes socialistes ont ainsi su défendre et promouvoir une culture acceptant le travail des femmes. Dans les dernières pages de ce chapitre l’auteur fait un état des lieux des solutions envisageables pour promouvoir et défendre une meilleure égalité professionnelle, notamment aux Etats-Unis d’Amérique.
Kristen Ghodsee prend en exemple les Etats « sociaux-démocrates » de Scandinavie qui ont préservé un fort secteur public qui est largement occupé par des femmes. L’une des autres solutions envisagées par l’auteur est la garantie d’emploi en dernier recours assuré par l’Etat voire la mise en place d’un Revenu Universel afin de compenser les « craintes de l’automatisation » Ibid, page 83.
La maternité : attendre un enfant et s’attendre à être exploitée
A l’identique du chapitre précédent, Kristen Ghodsee évoque le souvenir d’un camarade ayant insisté pour faire engager dans son entreprise à un poste de haute responsabilité une femme brillante, poste qu’elle a dû abandonner à la suite de sa première grossesse, ne parvenant pas à gérer les deux « carrières » de front. Ce phénomène largement reconnu (on parle de « discrimination statistique »Ibid, page 90), est lié à la biologie et aux représentations sociales afférentes que l’auteur réunit sous l’appellation de « patriarcat ». Cette construction genrée perdure et explique les grandes difficultés rencontrées par les femmes dans le monde du travail dans les sociétés capitalistes pour Madame Ghodsee.
A l’inverse Kristen Ghodsee rappelle le combat très anciens des mouvements socialistes en faveur d’une émancipation des femmes et notamment sur la question de la maternité : dès 1897 Lili Braun prônait en Allemagne le développement d’une assurance maternitéIbid, page 96. Ces préoccupations seront reprises au début du XXème siècle (le programme socialiste de 1910 prévoit la mise en place d’un congé maternité huit semaines) et jusqu’en URSS sous la direction d’Alexandra Kollontaï avant que les impératifs économiques n’amènent les autorités soviétiques à revenir sur les grands projets engagés (notamment sur le développement d’un vaste réseau de jardins d’enfants et de foyers).
D’autres Etats du bloc de l’Est développeront des politiques natalistes et favorables à l’emploi des femmes, notamment en leur assurant des congés maternités conséquents (18 semaines en Tchécoslovaquie en 1956, promotion d’une vision de la famille moins genrée avec des hommes au foyer) Au delà des pays soviétiques les Etats sociaux-démocrates ont repris les idées de Braun en les développant. A l’image du Danemark dès 1901 jusquà la Suède qui institue en 1963 un congé maternité de 180 jours rémunérés à hauteur de 80% du salaire et avec l’assurance de retrouver son emploi.
Pour Kristen Ghodsee la politique prioritaire est le développement dans les Etats capitalistes d’un vaste programme de garderies de qualité et abordables afin de faciliter le retour au travail et mettre fin au dilemme éternel que rencontrent les femmes : avoir des enfants mais prendre en faisant cela le risque de ne pas retrouver d’emploi, ou avec un salaire dérisoire en raison des coûts exorbitants de la garde des enfants (l’auteur évoque une amie universitaire qui gagnait, une fois déduits les coûts de la garderie et des assurances en question, moins d’un dollar par mois).
Le rôle néfaste de l’économie de marché sur la question de la maternité transparait pour Kristen Ghodsee dans l’effondrement du taux de natalité dans les pays de l’ancien bloc soviétique, rapidement entrés dans l’économie libéralisée à coups de thérapies de choc. Ainsi 16 des 20 pays devant connaitre le plus fort déclin démographique d’ici 2030 sont d’anciens pays du bloc communisteIbid, page 114. Afin de résoudre cette problématique les dernières pages du chapitre reviennent sur les solutions envisageables, notamment dans les pays anglo-saxons et en premier lieu les Etats-Unis d’Amérique : investissement public, législation réévaluée.
Leadership : s’habiller en Prada ne suffit pas
A partir d’une anecdote personnelle sur les clubs de Modélisation des Nations Unies, où l’auteure espérait un jour être la représentante d’une nation membre permanent du conseil de sécurité, en l’occurence l’URSS, Kristen Ghodsee aborde dans ce troisième chapitre la question de l’intégration et de la place des femmes dans les sphères de direction, que cela soient dans les domaines privé et public. Les grandes inégalités sexuelles en ce domaine sont connues et particulièrement prégnantes aux Etats-Unis d’Amérique : en 2019 24% des membres du Congrès étaient des femmes, contre 48% en Islande en 2015 (championne en Occident)Ibid, page 130. En ce domaine les pays socialistes et de l’ancien bloc soviétique ont davantage investi dans une meilleure représentation des femmes à un haut niveau de direction.
En effet les combats féministes en ce sens remontent aux premiers mouvements socialistes au XIXème siècle,. Citons les saint-simoniens et Charles Fourier en tête en France. Ces combats se sont structurés idéologiquement autour des travaux d’August Bebel et d’EngelsIbid, page 134. C’est le passage à une civilisation agricole, basée sur l’accumulation et le besoin de main d’oeuvre, que les structures patriarcales se seraient développées : « les corps des femmes sont devenues des machines à fabriquer des travailleurs »Ibid, page 135. Cet élan révolutionnaire et émancipateur se concrétisera lors des révolutions russes de 1917, via la figure centrale d’Alexandra Kollontaï, fondatrice du Genotdel (organisation féminine soviétique).
Peu à peu les femmes gagnent toutes les sphères de la société, notamment les corps armées (l’historienne Anna Krylova étant une référence sur ces questions). La figure de la femme résistante au nazisme s’impose dans l’imaginaire du bloc soviétique, avec de nombreuses figures héroïques (Elena Lagadinova, Vida Tomsic). Dans l’après-guerre cette mise en valeur culminera en la personne de Valentina Terechkova, première cosmonaute et représentante de l’URSS lors des trois conférences de l’ONU sur le droit des femmes.
Pour autant Kritsen Ghodsee appelle à modérer la comparaison et l’analyse. Si les femmes ont gagné de nombreuses sphères, peu d’entre-elles se sont aventurées en politique (en 1990 seules deux femmes avaient été membres titulaires du politburo). Plus largement les stéréotypes genrés n’ont pas disparu et la division sexuelle des tâches, ici politiques, est demeurée prégnante.
Si les femmes ne s’engageaient que peu en politique, l’on ne peut pas en dire autant dans les domaines scientifiques et économiques. Kristen Ghodsee le rappelle d’ailleurs : 8 des 10 pays européens comptant le plus de femmes dans les domaines des hautes technologies sont issus du bloc soviétiqueIbid, page 144.
Pour Kristen Ghodsee l’action majeure à développer est la politique des quotas. Mise en place dans de nombreux pays, elle se révèle particulièrement efficace. Celle-ci permet de briser le manque de visibilité et d’identification qui nuit à la reconnaissance des femmes dans des milieux où elles ne sont pas spontanément évoquées. Ces politiques, pour être pleinement efficaces aux Etats-Unis d’Amérique, doivent néanmoins se garder, pour l’auteure, de reproduire une logique raciale qui bénéficierait uniquement aux « femmes blanches et riches ». Il en va de même autour des clichés de la femme ambitieuse et laide.
A ce sujet Kristen Ghodsee rappelle combien les médias de part et d’autres du mur exaltaient les vertus physiques des femmes :Les médias étasuniens représentaient les femmes du bloc soviétique comme laides et grosses, là où les médias soviétiques exaltaient la jeunesse et la beauté des héroïnes communistes, Valentina Terechkova en tête.
Le capitalisme au lit. Sexe : à chacune selon ses besoins
Les chapitres 4 et 5 traitant la question sexuelle sous ses diverses aspects, nous les aborderons de concert. Les deux chapitres s’ouvrent sur une anecdote personnelle tragique au sujet d’un ami très proche de l’auteure, prénommé Ken, qui fut toute sa vie un séducteur usant de son pouvoir social pour obtenir des faveurs et la sympathie des femmes. Son mariage avec une expatriée fut un échec lorsque celle-ci, carte verte en sa possession, demanda le divorce. Le meilleur ami de Khristen Ghodsee remit fortement en question son rapport aux femmes et les liens qu’il établissait entre sexe et pouvoir. Ce nouvel horizon veut néanmoins brutalement brisé le 11 septembre 2001.
Kristen Ghodsee revient longuement au cours des deux chapitres sur les travaux de Baumeister et Vohs et notamment leur théorie économique du sexe. Développée en 2004, celle-ci postule que l’amour et le romantisme sont des vernis civilisationnels reposant sur une transaction simple : les hommes marchandent des ressources monétaires et non monétaires en échange de rapports sexuels avec les femmes. Cette théorie postule ainsi que la domination sexuelle se situe du côté féminin.
Contrôlant la ressource et moins sujettes aux pulsions, elles monnayent le sexe. Cette perspective renverse les schémas patriarcaux classiques en faisant des femmes la source principale de la répression sexuelle : « la cause du slut shaming (…) ne serait pas le patriarcat, mais les autres femmes qui chercheraient ainsi à punir celles qui vendraient le sexe à trop bas prix, induisant une dévaluation générale »Ibid, page 162.
Au delà des nombreuses critiques que suscita cette théorie (de la misogynie à la dépravation selon les bords politiques), Kristen Ghodsee note que celle-ci puise dans une critique socialiste très ancienne : celle de la marchandisation des rapports humains, et in fine du corps, notamment féminin. Les premières traces de cette critique se retrouvent dans les écrits des socialistes utopiques et se développe au XIXème siècle (August Bebel, La femme et le socialisme, 1879).
Ces publications nourriront la pensée de Kollontaï qui s’efforcera de développer une théorie de l’amour et de la sexualité socialiste détachée de toutes contraintes économiques et matérielles. Au sexe contraint économiquement et à l’amour libre, pratique bourgeoise, Kollontaï répond par le développement d’un « éros ailé », reposant sur un lien spirituel entre les individusIbid, page 173, et détaché du mariage qui est une institution opprimante. Les théories de Kollontaï, un temps développées en URSS, seront remises en cause et battues en brèche à l’avènement du camarade Staline.
Les réflexions de Kollontaï feront le lit de nombreuses réflexions féministes du XXème siècle. Ces réflexions ont néanmoins profondément inondées les sociétés communistes d’Europe de l’Est et les études menées à la chute du Mur témoignent du fossé entre les deux univers qui s’étaient développés indépendamment l’un de l’autre depuis 44 ans. Pour cela Kristen Ghodsee cite les travaux des sociologues Anna Temkina et Elena Zdravomyslova qui identifièrent les évolutions sociales et les rapports à la sexualité au sein de différentes générations de femmes ayant vécues sous l’ère soviétique.
Les constats sont édifiants : si les premières générations (dites « générations silencieuses »), nées entre 1920 et 1945, souscrivaient encore aux modèles traditionnels et natalistes des rapports sexuels, de profonds changements ont gagné la société à la mort de Staline. Peu à peu un « script sexuel » amical s’est développé, appuyé sur l’indépendance économique des femmes du bloc soviétique, et où la relation sexuelle est conçue comme une forme de respect et d’affection envers un collègue ou ami. La chute du modèle communiste a balayé ces scripts pour laisser place à une marchandisation spectaculaire, ce que représentent les académies de croqueuses de diamants qui se sont développées en Russie depuis 1991. Formées à repérer et séduire les Forbes, des tiolki Bétails en russe s’acharnent à se démarquer et à séduire l’homme qui saura leur offrir des richesses immenses issues du démantèlement des puissantes industries publiques.
Les travaux menés dans d’autres pays communistes confirment les constats émis précédemment. La comparaison entre RFA et RDA sont en ce sens très pertinente. Les femmes est-allemandes ont une vie sexuelle bien plus épanouie que leurs homologues ouest-allemandes. Les distinctions tiennent aux modèles économiques et politiques globaux mais à divers facteurs : poids religieux en RFA, faibles distractions en RDA (voir les travaux de Josie McLellan).
Les travaux menés tendent ainsi à corréler satisfaction sexuelle et égalité socio-économique, y compris dans les pays capitalistes à l’heure actuelle. Les réflexions autour de la question sexuelle amènent Kristen Ghodsee à plaider pour une émancipation économique des femmes, garantie d’un épanouissement sexuel grandissant, et de politiques visant à un rééquilibrage genré des rôles sociaux.
Citoyenneté : des barricades à l’isoloir
Le dernier chapitre de l’ouvrage s’ouvre sur une anecdote professionnelle de l’auteure qui demeure toujours étonnée par le sentiment d’éternité qui traverse bon nombre de ses étudiants, persuadés que le monde est éternel et qu’aucune évolution n’est possible. Mettant ceci en parallèle de la montée des critiques socialisantes dans les plus jeunes générations d’étasuniens, Kristen Ghodsee plaide pour un investissement de la sphère politique par les plus jeunes générations, et notamment les femmes, à un moment où les remises en cause des droits politiques se font de plus en plus audibles.
Kristen Ghodsee évoque à ce sujet la large diffusion lors de la campagne présidentielle de 2016 du hashtag #Repealthe19th ou #Abrogezle19e qui visait à interdire le droit de vote des femmes, au titre que les statistiques montraient l’écrasante domination du vote démocrate chez les femmesIbid page 225. Ces remises en cause rejoignent les travaux des économistes Lott et Kenny. Ceux-ci corrélaient en 1999 le droit de vote des femmes avec la hausse des dépenses publiques.
La montée des discours socialisants dans les plus jeunes générations incite l’auteure, dans les dernières pages, à développer un argumentaire en direction de ces nouveaux électeurs afin qu’ils se mobilisent politiquement et s’investissent socialement également dans divers secteurs (syndicats, associations).
Au final le livre de Kristen Ghodsee est un ouvrage militant. Forte de son expérience et de sa connaissance fine des sociétés d’Europe de l’Est, Kristen Ghodsee développe un argumentaire en direction d’une société peu habituée à la sociale-démocratie européenne et qui pourrait, selon elle, y trouver des sources d’inspiration. Un livre à la frontière entre l’essai et le travail sociologique mais qui présente le grand intérêt d’offrir une introduction plaisante sur de nombreux travaux historiques sur le bloc soviétique.
Ubytsa tovaritch !