Dès les débuts de la prise du pouvoir par les bolcheviks des monuments à la gloire de Lénine ont été érigés et plus de 10000 statues de Lénine ont été érigées pendant la période soviétique.

Au pied des statues se déroulaient des cérémonies à la gloire du régime communiste et de son fondateur. Après la disparition de l’Urss en 1991, les statues ont été démontées en Ukraine, c’est le leninopad (chute de Lénine), surtout à partir de 2014, alors que beaucoup d’entre elles ont été maintenues en Russie et dans ses « satellites », le Bélarus et la Transnistrie, mais les cérémonies commémoratives ont disparu. C’est l’histoire de l’érection et de la destinée variée des statues de Lénine qu’évoque Dominique Colas, professeur émérite de science politique à Sciences-Po et auteur d’ouvrages sur Lénine et le léninisme. Au-delà de la destinée des statues de Lénine, Dominique Colas livre une analyse critique des conceptions historiques et géopolitiques de Poutine. Il montre que les deux politiques mémorielles opposées de l’Ukraine et de la Russie de Poutine révèlent deux conceptions politiques opposées : celle des Ukrainiens, désireux ,de rompre avec le passé communiste et russe, de proposer un tout autre récit de l’histoire de leur pays et de construire, non sans difficulté une société moderne et démocratique, proche de l’Union européenne, et celle de Poutine qui mène une politique ethno -nationaliste, dictatoriale et expansionniste. L’ouvrage est illustré par de nombreuses photographies de statues de Lénine, érigées ou démontées. La photographie de couverture représente le dernier démontage d’une statue de Lénine, en Ukraine, à Zaporijjia en mars 2016. 

Histoire et destin des statues de Lénine

Lénine et les bolcheviks ont toujours attaché une grande importance à la propagande. Celle-ci peut se manifester négativement par l’iconoclastie, la mise à bas des statues des tsars par exemple. C’est un préalable à de nouvelles représentations édifiantes. En avril 1918, Lénine émet un décret sur la propagande « monumentale » et à l’été 1918 est publiée une liste de soixante-dix noms à honorer par des statues : Robespierre, Marx et Engels, par la suite Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg assassinés en 1919, mais aussi Tolstoï ou Chopin. Lénine , soucieux de créer un culte à sa personne ne dédaigne pas de poser devant des portraits à son effigie. Après sa mort les monuments (le mausolée au pied du Kremlin) et les statues se multiplient ; on en comptait 73 à Moscou, 38 à Kyiv. Certaines statues sont particulièrement remarquables et monumentales, comme celle située devant la gare de Finlande à Léningrad (Saint-Pétersbourg). Inaugurée en 1926 elle commémore le retour de Lénine en Russie en avril 1917. Lénine semble désigner le Palais d’hiver siège du gouvernement dont les bolcheviks s’emparèrent en octobre 1917. Lénine est la plupart du temps représenté seul pour marquer « la supériorité extraordinaire de sa personne ». Ce ne fut pas toujours le cas pendant la période stalinienne : dans ce cas les statues représentant ensemble Lénine et Staline ont été démontées sous Khrouchtchev. Ainsi, deux statues monumentales de Lénine et de Staline se faisaient-elles face à Doubna à l’entrée du canal qui relie la Volga à la Moskova, canal construit par les prisonniers du Goulag ; la statue de Staline a été détruite, celle de Lénine subsiste. De nombreuses cérémonies se déroulaient au pied des statues pour célébrer le régime et son fondateur. 

Après la chute du communisme et la disparition de l’Urss, la destinée des statues fut diverse.Dès août 1991, la statue de Dzerjinski, le fondateur de la Tchéka, située devant le siège de la Loubianka est enlevée à l’aide d’une grue et remplacée par la suite par une pierre en provenance du Goulag. En revanche, les statues de Lénine sont maintenues. Les commémorations officielles ont cependant disparu ; seuls les membres du parti communiste, peu nombreux, se réunissent au pied des statues. L’existence des statues est parfois contestée, elles sont cependant rarement démontées, Poutine entendant profiter du soutien des communistes pour asseoir son pouvoir. 

Le Bélarus compte environ 400 statues de Lénine. En 2020, la réélection avec 80% des voix du président Loukachenko fait l’objet de vives contestations durement réprimées. Les manifestants ne souhaitent cependant pas mettre à bas les statues de Lénine qui les laissent indifférents. 

Il en va tout autrement en Ukraine. La mise à bas des statues commence dès 1991, à l’ouest de l’Ukraine ( intégrée à l’ Urss tardivement, après 1945) d’abord et se poursuit y compris dans le Donbass. Le mouvement s’accélère à la fin de 2013 et le début de 2014 lors de la révolution de Maïdan. Fin 2013, une statue de Lénine se trouvant à Kyiv est mise à bas. Le léninopad se généralise sauf dans le Donbass sécessionniste. Depuis l’invasion russe, des statues ont été à nouveau érigées dans certaines villes occupées par l’armée russe. 

Lénine est -il, comme l’affirme Poutine, l’inventeur de l’Ukraine ? 

A la fin du XIXe siècle l’Ukraine comptait environ 20 millions d’habitants,17 millions d’Ukrainiens et trois millions de Russes. Les Ukrainiens vivaient majoritairement dans les campagnes. Les villes comptaient des populations plus diverses. Odessa comptait 49% de Russes, 31% de Juifs et 9% d’Ukrainiens. Sans vouloir faire un effet de style facile, on pourrait dire que Lénine adopta face à la question ukrainienne une position … léniniste : soutien dans un premier temps aux aspirations nationales pour affaiblir le régime tsariste, puis critique des aspirations nationales au nom de l’unité du prolétariat et de la sauvegarde de la révolution bolchevique en Russie. Dans un premier temps, avant la Première guerre mondiale, Lénine soutient les aspirations nationales ukrainiennes. C’est dans un discours rédigé pour le député ukrainien à la Douma, Pétrovski (il devint dans les années 1930, un redoutable dirigeant de la police politique soviétique, le nom d’une ville lui fut dédié, Dniepropetrovsk, renommée Dnipro après 1991) qu’il utilise l’expression « la Russie, prison des peuples », sans doute empruntée au marquis de Custine. Il se montre favorable à l’indépendance de l’Ukraine. Entre février et octobre 1917 il soutient les aspirations au fédéralisme de la Rada ukrainienne. En novembre 1917 un décret signé par Lénine et Staline commissaire aux nationalités évoque l’égalité et la souveraineté des peuples de Russie mais il évoque en même temps l’union des ouvriers et des paysans de la Russie dans une seule force révolutionnaire. C’est cette seconde position qui l’emporte. Aux yeux de Lénine, une Ukraine dirigée par les bolcheviks n’a plus besoin de son indépendance. Lénine critique Nestor Makhno, figure centrale du mouvement anarchiste paysan ukrainien. Lors de la famine qui frappe la Russie en 1921-1922, Lénine qui méprise les paysans considérés comme membres d’une classe sociale arriérée, et les soupçonne de dissimuler une partie des récoltes, traite l’Ukraine comme une colonie et mène une politique prédatrice. Les paysans doivent livrer leurs grains pour nourrir les habitants de Moscou et de Saint-Pétersbourg, et Lénine exige d’importantes livraisons de charbon. En théorie, et c’est ce que lui reproche Poutine, Lénine reconnaît que l’Ukraine est une « république indépendante » et les différentes Constitutions de l’urss reconnaissent aussi ce droit en théorie, mais en fait, le Parti- Etat communiste joue un rôle déterminant pour assurer l’hégémonie de Moscou sur les républiques fédérées. Du reste, l’indépendance n’aurait pas lieu d’être dans le cadre d’une révolution socialiste mondiale. Il fallut attendre Gorbatchev qui mit fin au rôle dirigeant du parti communiste pour que les républiques fédérées puissent accéder à l’indépendance. 

Des politiques mémorielles révélatrices de deux conceptions de l’Etat et de la nation

En Ukraine, la Rada, le Parlement, vota en avril 2015 quatre lois de « dé-communisation » qui réorganisent la mémoire de l’Ukraine. La quatrième loi intitulée « Sur la condamnation des régimes totalitaires communistes et nationaux-socialistes (nazis) et l’interdiction de leur propagande » qualifie l’ex-Urss d’Etat criminel ayant mené une « politique de terreur » et ouvre la voie aux changements des noms des rues et à la mise à bas des statues de Lénine. La mise à bas est souvent le fait d’hommes jeunes, plutôt nationalistes et se heurte parfois à l’opposition de partisans de la Russie. La destruction des statues manifeste la volonté de rompre avec un régime qui a opprimé et réduit à la famine les Ukrainiens. Au-delà, il manifeste la volonté des Ukrainiens de construire une société démocratique, avec un Président et un Parlement démocratiquement élus et de s’ancrer dans l’Europe. L’Holodomor est un élément majeur de l’histoire ukrainienne. 

En Fédération de Russie, la politique mémorielle est très différente. On assiste au contraire à une recomposition autoritaire de l’histoire. Le régime exalte la Grande Guerre patriotique dans des bornes 1941- 1945 qui excluent le pacte Hitler- Staline. Lénine n’est plus le fondateur d’une nouvelle ère, mais un personnage qui s’insère dans l’histoire de la Russie L’importance et la portée de l’Holodomor sont minimisées. Poutine promeut une histoire ethno-nationaliste et religieuse de la Russie. Les statues inaugurées exaltent les figures les plus autoritaires et impériales de l’histoire russe : Vladimir Ier, Alexandre Nevski, Pierre le Grand,  Serge Romanov, le fils du tsar Alexandre II commandant en chef du district de Moscou, connu pour sa dureté qui expulsa les Juifs de Moscou et fut assassiné en 1905. Un exemple significatif : l’inauguration par Poutine et le patriarche orthodoxe Kiril d’un monument à la gloire d’Alexandre Nevski situé près de la frontière estonienne. Cette politique mémorielle relève d’une réécriture de l’histoire. Au-delà, elle révèle la nature du pouvoir de Poutine : un pouvoir militariste et expansionniste qui justifie sa politique d’expansion par une conception unificatrice (pour Poutine, les Russes, les Ukrainiens, les Biélorusses font partie d’un seul peuple) ethno- nationaliste du peuple russe. 

© Laurent Bensaid pour la Cliothèque