« Nous sommes entrés dans l’ère des propagations, voilà l’argument principal de ce livre, et il faudra désormais accepter de penser aussi le pouvoir de ces propagations qui affectent notre voisinage tout autant que la société ou les préférences des individus ». Dominique Boullier propose donc un nouvel outil conceptuel pour aider à penser notre monde. 

L’auteur

Dominique Boullier est sociologue et linguiste, chercheur au Centre d’Etudes Européennes et de Politique Comparée. Il a précédemment publié « Sociologue du numérique ». Ce nouveau livre est construit autour de trois entrées « Extension du domaine de la propagation », « Une nouvelle ère médiatique : la propagation » et «  La propagation comme troisième point de vue sur le social ». 

Quand les virus se propagent

L’auteur s’appuie d’abord sur une histoire des pandémies. Il met en évidence trois points essentiels qui sont à retenir pour une théorie des propagations : l’idée de milieu, celle des entités circulantes et celle des instruments de traçabilité. Prenant acte de ces multiples épisodes, il importe de penser les propagations. On mesure au passage l’apport des épidémiologistes. 

Quand les objets se propagent

Le tipping point, c’est ce moment de bascule ou de décollage qui est marqué par une accélération de l’adoption. Rogers a identifié six critères qui favorisent l’adoption d’une innovation comme l’avantage perçu, la visibilité ou encore la compatibilité entre techniques et valeurs. Toute l’anthropologie a toujours été concernée par cette question des propagations puisque l’échange est au coeur de ses modèles. 

Quand la culture se propage

L’histoire écrit souvent l’histoire du point de vue des dominants. Une approche des propagations peut s’intéresser aux traces dans des récits produits par la micro-histoire tout comme les grandes tendances de longue durée. On retrouve là les travaux de Fernand Braudel avec l’événement, le cycle et la longue durée. Faut-il se focaliser sur ce qui a du succès ou braquer l’attention sur les variations ? Du point de vue des propagations, ce sont les situations d’emprunt et les créolisations qui sont les plus intéressantes. 

Quand la valeur se propage

Toute l’économie financière doit adopter cette interprétation par les propagations sous peine de revenir à des croyances comme les « fondamentaux » que la révolution financière a systématiquement disqualifiées. Dominique Boullier revient sur plusieurs épisodes de crises financières et il montre l’apport de plusieurs penseurs pour penser les propagations de marchés rationnellement. 

Rumeur et mouvements de foule

Les médias produisent un effet d’agenda, un effet de cadrage et aussi un effet d’alerte. L’auteur décortique ensuite la logique des mouvements de foule, que ce soit celle des manifestations ou lors des Printemps arabes. Penser en termes de propagation permet de conserver cet entre-deux qui permet la modélisation et le calcul, tout en restant encastré dans une théorie sociologique du voisinage et des transmissions qui fait sens du point de vue des cultures humaines. 

Nouvelles traces, nouveaux calculs

Le numérique contribue à amplifier la puissance de traçabilité et de calcul vers de nombreuses propagations. A ce titre, Twitter se révèle un exemple très utile pour éprouver ce qu’on veut tester. Les quatre propriétés essentielles pour en faire un champ d’expérimentation sont la brièveté des messages, les hashtags, le bouton Retweet et les trending topics. 

Nouveaux médias, nouvelles méthodes

Dominique Boullier évoque par exemple les travaux de Lehman qui s’est intéressé à la différence de patterns de propagation entre plusieurs événements : un événement sportif, une fusillade dans une école ou encore la sortie d’un film à gros budget. 

Les enjeux du réchauffement climatique

Il faut insister sur trois processus qui changent la nature de ce qui fut notre espace public. Il s’agit du rythme de sa propagation et de sa répétition, du formatage effectué par les médias sociaux et de l’opposition entre un « nous » et un « eux ». Sur les réseaux sociaux, il existe une prime à la nouveauté et à tout ce qui est choquant. 

Nouvelle économie, nouvelle surveillance

L’auteur s’appuie sur les travaux de Soshana Zuboff qui alerte sur la surveillance installée à travers la captation des traces. Le danger lui semble encore plus important car les traces permettent de corréler et de monétiser. 

La propagation comme troisième point de vue sur le social

Dominique Boullier rappelle comment s’est construite historiquement la notion d’opinion. Il faut remonter aux premiers sondages effectués par Gallup dans les années 30 aux Etats-Unis. La combinaison de l’informatique et des télécommunications constitue la mutation clé qui permet de rendre calculable tous les micro-événements de nos activités ordinaires aussi bien que les plus grands volumes d’échanges de données financières. L’auteur replace les mutations numériques dans la longue histoire des sciences sociales. 

Les penseurs 

Dominique Boullier consacre plusieurs chapitres à la pensée d’auteurs pour voir leur apport possible à sa théorie de la propagation. Il s’arrête ainsi sur Bourdieu, Durkheim ou encore Boudon. Il détaille particulièrement ce qu’il appelle les précurseurs de la théorie sociale de la propagation avec la théorie de l’acteur-réseau ou encore Tarde. Il aborde également Elias, Giddens ou encore Goffman.

Gouverner par temps de propagation

L’auteur insiste pour dire que le temps des propagations que nous vivons aujourd’hui est différent ce qui a existé au XXème siècle. « A l’échelle du XXIème siècle, il est possible de mettre en évidence six grandes propagations déjà porteuses de crises graves et qui le resteront tant qu’elles ne seront pas pensées en terme de propagations ». Il aborde ainsi rapidement la crise sanitaire, la crise climatique ou encore le terrorisme. Il développe donc l’idée de la nécessité d’un nouveau cadre de pensée du social. 

Pour conclure, Dominique Boullier dresse ce qu’il appelle un manifeste perspectiviste et diplomatique pour les sciences sociales sous forme de 23 affirmations. 

C’est donc un ouvrage ambitieux, souvent conceptuel, mais qui n’oublie pas néanmoins d’appuyer son raisonnement avec des exemples concrets. Il propose donc de mettre en place une nouvelle grille de lecture de la société.