A un collègue qui avait une vision assez tranchée, pour ne pas dire caricaturale, du monde arabo-musulman j’ai récemment conseillé la lecture du trimestriel Moyen-Orient, et sa dernière livraison ne me fait pas regretter mon conseil. Cette revue possède l’art de plonger dans la complexité, on l’avait déjà vu lors du numéro 15 sur le Maroc, et Bautzman et Fourmont remettent cette fois ci leur équipe à l’œuvre au sujet du Qatar.

Pour sortir des clichés popularisés par les satiriques Guignols de l’Info obnubilés par le PSG, et puisqu’il nous faut parler de complexité, on lira avant tout lire l’article de Fathia Dazi-Héni sur le « paradoxe de Janus ». Où comment l’émir Hamad Bin Khalifa al-Thani, au pouvoir depuis 1995 suite à un coup d’État contre son père, a fait du Qatar un modèle de développement économique, culturel et médiatique tout en conservant des stratégies de pouvoir traditionnelles. Grâce au gaz naturel liquéfié puisé dans le gisement de North Field, l’émirat est devenu le numéro un en termes de PIB/habitant, avec une croissance de presque 19% et 0,4% de chômage. Bien sûr, le fait que le « gâteau gazier » soit partagé par a peine 1,95 millions d’habitants (dont 90% d’immigrés) n’est pas négligeable. De l’argent issu de la manne gazière, l’émir Hamad s’est servi pour investir tous azimuts : en 1996 dans la chaîne privée Al-Jazeera, dans l’industrie du luxe européenne, dans l’immobilier, dans l’éducation, le sport, la finance ou le secteur industriel et minier comme au Kenya et en Australie. On notera qu’avec le Royaume-Uni la France est le premier lieu d’ investissement du Qatar, ce qui fait dire à Kattar Abou Diab (page 50)  : « qui a le plus besoin de l’autre, Doha ou Paris » ? Et de conclure que « le Qatar (est un) acteur reconnu qui n’a pas nécessairement besoin du partenariat de Paris pour atteindre ses objectifs ».

Autre atout de l’émirat : sa volonté d’apparaître comme un mécène dans le domaine de l’éducation ( Mehdi Lazar, page 36) et de la culture (Djilali ben Chabane, page 40). le Qatar a multiplié les projets de coopération avec les universités et grandes écoles étrangères, parmi lesquelles on trouve HEC, la Carnegie Mellon University ou l’université Texas A&M. La culture reste le domaine réservé de la principale épouse de l’émir Hamad, la médiatique Mozah bint Nasser al-Missned. L’approche qatari est centrée sur la valorisation du patrimoine culturel arabe et musulman. Une façon de dire que les grands musées de Doha n’ont pas besoin d’œuvres venues d’ailleurs.
Au niveau diplomatique le Qatar, après avoir été « le pays qui s’entend bien avec tout le monde », a dû faire ses choix au moment de l’éclatement des printemps arabes (Paul Salem et Huib de Zeeuw, page 44). Il a soutenu les révoltes dans les pays tenus par des dirigeants issus de la société civile et militaire (Tunisie de Ben Ali, Égypte de Moubarak, Libye de Kadhafi et Syrie de el Hassad) par l’intermédiaire de la chaîne Al-Jazeera tout en maintenant le couvercle sur les émeutes de Bahreïn, où le pouvoir est détenu par des familles bédouines plus respectueuses de la tradition. Le Qatar possède d’ailleurs un poids important dans le Conseil de Coopération du Golfe (CCG) qui incarne l’ordre ancien bédouin. On le voit clairement, le Qatar cherche à soutenir les mouvements proches des Frères Musulmans ou du Hamas en Palestine (plutôt que le Fatah). De fait, on aurait tort d’oublier que le Qatar reste un pays dirigé par quatre ou cinq personnes : l’émir, sa femme « publique », le fils héritier Tamid bin Hamad, le ministre des affaires étrangères-premier ministre Hamad bin Jassim et le ministre de l’économie. C’est un pays de tradition Wahhabite, comme l’Arabie des Saoud, et où les élections législatives de 2013 s’annoncent comme un simulacre destiné à apaiser la population (qui proteste peu de toute façon avec ses 85% de fonctionnaires grassement payés) et l’opinion internationale. De fait, la seule menace actuelle au Qatar, c’est la famille même de l’émir, la famille al-Thani. D’où, effectivement, ce côté Janus : État ultra moderne chantre de la mondialisation mais méthodes de gouvernement du XVIIIe siècle. Si Montesquieu était toujours vivant, il aurait peut être écrit « Les Lettres Qataries » plutôt que « Les Lettres Persanes ».

Pour en finir avec le Qatar, les collèges de collège et de lycée trouveront ici de quoi alimenter leurs cours et leurs études de document. On peut lancer ici quelques pistes de travail :
1. Doha, métropole internationale (cela nous changera de Dubaï).
2. Quel avenir pour les pays du golfe (article de Mark Farha, page 28) dans la perspective de l’après-pétrole.
3. Le Qatar, nouvel acteur de la mondialisation.

La liste n’est bien sûr pas exhaustive.

Comme d’habitude, on trouvera dans ce numéro de Moyen-Orient d’autres articles de qualité que je ne pourrai tous citer, mais on notera plus particulièrement l’entretien avec l’écrivain égyptien Alaa El Aswany sur la transition politique en Égypte et l’article sur Istanbul écrit par Jean-François Pérouse : ville natale du premier ministre Recep Erdogan, elle est devenue en dix ans la « vitrine » de l’AKP qui souhaite tirer la ville au niveau des autres grandes métropoles internationales.

 

Mathieu Souyris