Annoncé depuis près de trois ans, le onzième titre de la série Histoire Ancienne de la désormais prolifique collection Illustoria est consacré à une série de difficiles campagnes dans lesquelles dut s’impliquer Rome dans le dernier tiers du IIème s.ap.J.-C.. Entre 167 et 180, l’Empereur philosophe Marc-Aurèle eut en effet à faire face sur les frontières danubiennes aux menaces représentées par le soulèvement de nombreux peuples germaniques et sarmates, les plus notables étant les Quades, les Marcomans et les Iazyges. Ces années difficiles, qui apparaissent généralement comme une étape charnière entre l’âge d’or de la Pax Romana et les multiples crises qui allaient agiter l’Empire au siècle suivant, sont comme de coutume traitées par un spécialiste de la question. Mihai Popescu, titulaire d’un doctorat en histoire et civilisation de l’Antiquité obtenu à la Sorbonne, est aujourd’hui ingénieur d’étude au CNRS, avec pour principaux centres d’intérêt l’armée et la religion romaines, et les provinces danubiennes et balkaniques.
Quinze ans de conflits sanglants
Le plan de l’ouvrage est classique et efficace. L’auteur se livre dans un premier chapitre (p.5-18) à une présentation concise mais très précise de la situation géopolitique à l’époque. Pour Rome, le Danube constitue depuis l’époque d’Auguste une zone frontière relativement bien défendue, prolongée vers le nord par la Dacie conquise par Trajan au début du IIè s.ap.J.-C.. Elle est avoisinée par de nombreux peuples d’origine germanique, dace et sarmate ; ceux-ci sont généralement bridés par des relations clientélaires, qui n’empêchent pas de régulières mais limitées poussées de violence. L’ouverture des hostilités (deuxième chapitre, p.19-33) s’explique par la pression accrue exercée par ces peuples frontaliers eux-mêmes soumis à des migrations venues du nord, corrélée avec la baisse des capacités défensives de Rome engagée dans une coûteuse guerre contre les Parthes (162-166), qui lui vaut de plus de connaître les ravages d’une épidémie de variole. Les raids barbares se multiplient en Dacie et en Pannonie, motivant l’entrée en campagne des co-Empereurs Marc-Aurèle et Lucius Vérus en 168. Le plus dur reste pourtant à venir : la première guerre danubienne (troisième chapitre, p.35-59) est marquée par les succès initiaux des Barbares : Sarmates et leurs alliés dans la vallée de la Tisza et en Dacie, Quades et Marcomans qui mènent au printemps 170 une grande offensive jusqu’à l’Adriatique, Costoboques qui, par les bouches du Danube, s’infiltrent jusqu’en Achaïe l’année suivante. Au prix d’un gros effort de réorganisation de son dispositif de défense, Rome parvient à stabiliser la frontière, puis à reprendre l’initiative sur le front germain ; Marc-Aurèle soumet les Cotins, puis parvient fin 172 à vaincre les Marcomans désormais isolés. La suite du conflit va essentiellement se jouer contre les Sarmates (quatrième chapitre, p.61-68) : Les Iagyzes sont progressivement amenés à se soumettre, tandis que les révoltes des Naristes et des Quades sont mâtées. L’usurpation d’Avidius Cassius en Orient, en avril 175, oblige cependant l’Empereur à hâter la conclusion de la paix. Trois années d’accalmie suivent, avant que n’éclate un second conflit (cinquième chapitre, p.69-82) : au printemps 178, Sarmates, Quades et Marcomans se soulèvent à nouveau. L’usage de la force et d’une diplomatie habile permettent cependant à Marc-Aurèle de reprendre très vite l’ascendant. Mais il meurt près de Sirmium en mars 180. Son fils Commode préfère conclure une paix victorieuse en septembre, renonçant au projet (sans doute très déraisonnable, de l’avis de l’auteur) prêté à son père de créer les deux nouvelles provinces de Marcomannie et de Sarmatie. Les derniers combats s’éteignent en Dacie trois ans plus tard. Rome a fait respecter son intégrité territoriale et sa prédominance, mais, comme le souligne l’auteur dans sa brève conclusion (p.83-85), le conflit jette les bases d’un affaiblissement politique, militaire, démographique et économique qui va déboucher sur la terrible « crise du IIIème siècle ».
« Guerre parmi d’autres », mais « guerre la plus difficile de toutes »*
Comme c’est le cas pour la majorité des autres titres d’Illustoria, on commencera d’abord par se féliciter de l’existence à travers le présent ouvrage d’une synthèse commode sur un sujet d’histoire militaire qui s’avère jusqu’ici très peu traité dans l’édition francophone. Il y a évidemment des raisons à cela : les guerres danubiennes de Marc-Aurèle n’ayant pas eu leur César ou leur Tacite (où ceux-ci n’ayant par malchance rien légué à la postérité), aucun texte n’en a rapporté la trame détaillée. Tout essai de reconstitution des événements doit donc faire appel au croisement de diverses et éparses sources, et laisser la part belle à l’hypothèse. D’évidence, l’auteur maîtrise bien ces deux exercices. La courte introduction de son étude (p.1-4) présente de façon concise mais éloquente la multiplicité des sources littéraires, monumentales, épigraphiques, numismatiques et archéologiques utilisées ; on relèvera évidemment parmi elles la colonne aurélienne (plus longuement présentée dans un précédent compte-rendu, auquel on se permettra de renvoyer ici : http://clio-cr.clionautes.org/spip.php?article3575), dont l’auteur souligne bien à diverses reprises les difficultés d’interprétation. M.Popescu participant à la rédaction de l’Année épigraphique, qui (depuis 1888 !) recense annuellement toutes les inscriptions découvertes concernant le monde romain ayant fait l’objet d’une publication, le recours pertinent qu’il fait dans l’ouvrage à de nombreux textes peints ou gravés (parfois cités in-extenso) n’étonnera pas. Sans nier la part d’incertitude qui y subsiste, n’hésitant d’ailleurs pas à présenter parfois plusieurs interprétations des faits (par exemple pour les défaites romaines du printemps 170), il dresse ainsi du déroulement du conflit un tableau synthétique (comme le veut le format de la collection) mais complet, détaillé et cohérent. Si le souci de précision qui anime l’auteur peut parfois introduire pour le néophyte une légère pesanteur dans le texte (ainsi dans le rappel des liens familiaux impériaux, ou dans la présentation détaillée de la carrière de certains acteurs connus grâce à des inscriptions honorifiques), celui-ci, écrit dans un style direct, est globalement d’une lecture aisée. Il est par ailleurs complété avec profit par les annexes habituelles aux titres de la collection : chronologie détaillée, lexique, sources et bibliographie, citation des lieux à visiter en rapport avec les événements. Et bien sûr le cahier illustré central, qui se montre ici d’une grande qualité, réunissant une vingtaine de documents photographiques pertinents et bien légendés, et huit cartes claires et bien utiles pour localiser et comprendre les événements successivement relatés.
Avec cet ouvrage longtemps attendu, M.Popescu propose donc d’un conflit méconnu mais dont la connaissance est de grande importance pour la compréhension de l’histoire militaire romaine (et même pour celle de l’histoire globale de l’Empire) une approche qui ne manquera pas de retenir l’attention de tous ceux que le sujet intéresse.
* Histoire Auguste, Vie de Marc Antonin, XVII, 2.
Stéphane Moronval ©