Victor Court, ingénieur en sciences de l’environnement et économiste, cherche à rendre compte de l’évolution qui depuis la préhistoire avec les chasseurs-cueilleurs caractérise les systèmes énergétiques et leurs conséquences sur leur environnement. L’emballement du monde qui caractérise l’anthropocène débouchera-t-il sur des solutions scientifiques et techniques ou sur un effondrement total ?
Le sous-titre donne le ton de cet ouvrage : Énergie et domination dans l’histoire des sociétés humaines. L’auteur précise son sujet : « Ce livre n’est donc pas une histoire de l’énergie, ni même une histoire de l’humanité en tant que telle, mais bien un essai sur l’histoire des sociétés humaines et sur la façon dont l’énergie et les rapports de domination s’y entrelacent. » (p. 22)
Dans son introduction, il revient sur le concept d’ « anthropocène » et les polémiques soulevées à partir de son émergence en 2000, notamment quand à la datation du début de cette périodeÀ noter un ensemble de graphiques très intéressants : La Grande Accélération post-1950 – page 12.
Pour l’auteur, le concept oublie un élément important : l’inégalité intraespèce dans la responsabilité des bouleversements climatiques et écologiques. « À l’heure actuelle, parmi tous les habitants du monde, les 10 % qui émettent le plus de gaz à effet de serre (GES) sont responsables de 48 % du total des émissions mondiales, alors que les 50 % qui en émettent le moins sont responsables d’à peine 12 % des émissions globales. »(p. 13)
Il présente deux nouveaux concepts : « Capitalocène », ou « Technocène » qui pourraient mieux correspondre à « l’adhésion débridée au capitalisme et/ou à la technologie »(p.15).
Victor Court divise l’histoire de l’humanité en trois temps, trois systèmes énergétiques, soit la chasse-cueillette et le feu, l’agriculture et les énergies renouvelables du vent et de l’eau et enfin l’utilisation des énergies fossiles. Son souci : comment éviter l’écueil du déterminisme monocausal ?
LE TEMPS DES COLLECTEURS
Cette première partie correspond à la préhistoire le Temps des chasseurs-cueilleurs. Partant des travaux des anthropologues, il retrace les premiers temps de l’humanité. Les évolutions du régime alimentaire de frugivore à carnivore vont donner à l’homme plus d’énergie musculaire. L’auteur décrit notamment la pratique de la chasse d’épuisement et son rôle dans le développement cognitif de l’espèce.
Il cite notamment les travaux de Louis Liebenberg, reprise par Baptiste Morizot
La maîtrise progressive du feLa domestication du feu, Henri de Lumley, Odile Jacob, 2017 est le premier grand saut énergétique. La cuisson des aliments permit une évolution anatomique : « le fait de manger des aliments cuits a permis à nos ancêtres de baisser le coût énergétique de la mastication et de la digestion (par la réduction de la taille du tube digestif), ce qui a eu pour effet de libérer un surplus d’énergie pour assurer la croissance de leur cerveau. » (45).
L’auteur aborde dans un second temps, l’émergence de Sapiens, la sortie d’Afrique et l’expansion sur l’ensemble des continentsNous sommes tous des Africains, à la recherche du premier homme, Michel Brunet, Editions Odile Jacob, 2016. Cette histoire s’est accompagnée d’une différenciation de la couleur de la peau et de métissage avec, notamment les Néandertaliens. Si l’auteur affirme que la priorité énergétique de l’époque était de se nourrir, certains spécialistes contestent, aujourd’hui, ce point de vue. L’auteur mentionne les travaux récents qui ont montré que la répartition des tâches dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs n’était pas aussi nette que ce que l’on a longtemps affirméSur ces évolutions, on pourra se reporter à l’ouvrage de Pascal Picq, Sapiens face à Sapiens, la splendide et tragique histoire de l’humanité,Flammarion, 2019.
Enfin l’auteur aborde l’apparition de distinction sociale visible dans les sites funéraires, sans rapport évident avec une notion de richesse. D’après les travaux de Graeber et Wengrow, des organisations hiérarchiques ont pu exister dans des rassemblement saisonniers de chasse, au paléolithique supérieur. Ces auteurs mettent en relation la construction des édifices du site de Göbekli Tepe, en Turquie et les périodes de surabondance des troupeaux de gazelles.
L’évolution cognitive d’Homo sapiens a sans doute été un long processus.
l’auteur revient sur la dispersion et la diversification des groupes humains.
Il aborde ensuite les premiers essais d’agriculture : une nouvelle façon d’utiliser l’énergie solaire.
La domestication des plantesLa domestication des plantes, Daniel Zohary, Maria Hopf, Ehud Weiss, Actes Sud, collection errance, 2018 comme des animaux est affaire de milieu naturel et de début de sédentarité.
L’aventure néolithique s’est accompagnée de conséquences : interaction biologique entre l’homme et les animaux domestiques, apparition de maladiesA propos de la peste qui n’est pas citée ici, voir un chapitre dans Le voyage de nos gènes, Johannes Krause, Thomas Trappe, Odile Jacob, 2022, moindre diversité du régime alimentaire, augmentation du temps de travail répétitif, et sans doute une fécondité plus importante qui a permis une augmentation de la densité démographique et l’apparition des premières cités.
LE TEMPS DES MOISSONNEURS
L’auteur analyse les conséquences de la diffusion de l’agriculture : évolutions techniques, notamment l’invention de la roue et le développement de la métallurgie et hausse des échanges. La pression démographique génère des tensions territoriales. Les hommes disposent d’un meilleur armement grâce au travail des métaux, mais parlé de « complexe militaro-industriel » (p. 105) paraît exagéréSur la naissance de la guerre, voir « Par les armes, Le jour où l’homme inventa la guerre », Anne Lehoërff, Belin, collection histoire, 2018.
Les recherches bibliographiques de l’auteur sont très larges et sérieuses, mais elles entraînent des digressions comme le paragraphe sur les mégalithes.
Les innovations techniques, les échanges commerciaux et les conflits s’accompagnent de hiérarchie au sein des communautés agricoles. L’auteur aborde les débats sur l’origine du pouvoir politique, s’appuyant sur les travaux de l’ethnologue Robert Carneiro ou de l’anthropologue et politologue américain James Scott. Il décrit les principes fondamentaux de l’État : produire pour les autres sous la contrainte, spécialisation poussée du travail, centre du pouvoir monumental (rituel ou palais), armée permanente. L’organisation territoriale entre centre et périphérie est mise en évidence (Egypte, Rome, Chine…).
La hiérarchie sociale repose, jusqu’au XVIIIe siècle environ, sur trois ou quatre classes sociales identifiables. Les surplus générés par les classes inférieures étaient accaparés par des prélèvements : taxes, impôts au profit de l’État, l’armée ou le clergé. Dès l’Antiquité, l’écriture sert à comptabiliser, mais elle sert aussi à développer des idées, justifier le rôle du souverain ou de la religion. C’est aussi le moment d’invention de l’esclavage.
L’apparition de l’État n’est pas associée à un changement énergétique majeur, mais à une utilisation intensive des sources d’énergie connues. Pourtant, la question énergétique joue un rôle dans l’essor et le déclin des États, comme le montre le chapitre 5. Plus l’empire est grand plus il est fragile. Suivant les réflexions de James Scott ou Jean Baechler, Joseph Tainter, John Roberts et Odd WestadOn notera que la bibliographie utilisée est largement anglophone, l’auteur interroge les notions d’effondrement et d’âges sombres. Chaque « effondrement » peut s’expliquer par des causes multiples : épuisement d’une ou plusieurs ressources vitales, passage trop rapide à un nouveau système de production, catastrophe comme un tremblement de terre ou une période de sécheresse… L’auteur évoque aussi une invasion détruisant la capitale, la perte de contrôle sur l’économie, un conflit de classes, une mauvaise gestion. Il analyse la notion de rendement marginal décroissant et le leurre de la fuite en avant de l’innovation ; une réflexion qui n’est pas inutile aujourd’hui.
Un exemple est mis en avant : le cas insolite de rétablissement de l’Empire romain d’Orient.
Si le Moyen-âge est celui des moulins à eau et à vent, La « découverte de l »Amérique » marque l’interconnexion globale du monde. A l’échelle mondiale, l’auteur rappelle l’avance du monde chinois en matière de technologie. Face aux menaces (Vikings, Sarrazins), l’Occident connaît une nouvelle organisation : la féodalité.
Des innovations techniques améliorent les possibilités de production : roue à aubes, utilisation du vent : « Rien qu’en Angleterre, on estime à environ 4000 le nombre de moulins à vent construits autour de l’année 1300 » (p. 182).
Victor Court pose la question de la relation innovation/évolution sociétale : « Est-ce que le développement des innovations énergétiques médiévales, notamment celui des moulins à eau et à vent, a été stimulé par la disparition progressive de la réserve de main-d’œuvre surexploitée des esclaves ? Ou est-ce, au contraire, la possibilité de remplacer le travail forcé des humains par des machines animées par le vent et les cours d’eau qui a facilité la disparition de l’esclavage au profit du servage ? (p. 183) ; et les conséquences sur l’organisation des pouvoirs : la concentration des pouvoirs économique et politique des marchands conduit à la création des cités-États en Europe de l’Ouest et à l’origine du capitalisme.
Au milieu au XIVe siècle, la peste noire apparaît comme un élément de la « mondialisation » qui prend son essor avec les Grandes Découvertes dont l’auteur rappelle le contexte et les étapes. Il montre les effets du choc bactériologique en Amérique, mais aussi les transferts de plantes, d’animaux d’un continent à l’autre, leurs conséquences sur l’environnement et sur l’économie. La traite négrière est décrite dans ces effets démographiques.
La période a aussi des conséquences sur la réflexion économique (apparition de la société par actions, appropriation individuelle du sol – les enclosures par ex.) et politique (revendication des marchands pour un contrôle du pouvoir, développement d’institutions démocratiques) en Europe.
L’auteur décrit les flux monétaires, nés des mines américaines. L’époque moderne est aussi une époque belliqueuse : « l’effort miliaire représentait à cette époque entre 80 et 90 % du budget de nombreux États (Angleterre, France, Russie, Prusse). (p. 206).
L’auteur montre les éléments qui, dès le XVIIIe siècle conduisent à la Révolution industrielle.
La synthèse de cette seconde partie peut être trouvée dans ce schéma (p. 218)
LE TEMPS DES EXTRACTEURS
Cette troisième partie s’ouvre la naissance de l’énergie fossile et les conséquences de l’utilisation combinée du charbon et de la machine à vapeur.
La pénurie croissante de bois pour transformer les métaux imposait de trouver une autre source d’énergie. La différence entre la Chine des Song et l’Angleterre, c’est la mise au point de la machine à vapeur, véritable révolution technique. L’auteur décrit les premières mines de charbon et le rôle de la machine à vapeur dans l’évolution de l’industrie textile. Au cours du XIXe siècle, l’adoption de l’hélice couplée à la vapeur révolutionne le transport maritime et aussi les migrations.
L’auteur nuance la notion de révolution : « La transition des systèmes totalement renouvelables de l’ère préindustrielle vers l’énergie fossile est donc lente et les sources traditionnelles d’énergie mécanique sont encore en essor au moment où la machine à vapeur atteint son apogée autour de 1880. » (p. 236).
Il pose la question de la relation, de plus en plus déterminante, de la science moderne avec les innovations technologiques. Il interroge aussi la raison pour laquelle c’est en Europe de l’Ouest que ces changements techniques ont eu lieu (le rôle du protestantisme et l’accumulation des capitauxL’auteur cite les travaux de Kenneth Pomeranz et son calcul des « surfaces fantômes » qui auraient été nécessaires pour nourrir et chauffer la population britannique au XIXe siècle sans le charbon ni les ressources naturelles des colonies américaines (en particulier le bois et le sucre)-p. 243-244).
Un autre argument est avancé : des États dotés de pouvoir économique, intervenant dans la construction des infrastructures, la banque et en formant par l’école des ouvriers, des employés. Il analyse en particulier le cas de la Grande-Bretagne : industrialisation, urbanisation, protectionnisme, contrôle de la population.
Il conclut en suivant le propos d’Andreas Malm : « Les combustibles fossiles sont par définition un condensé de rapports sociaux inégalitaires » (p. 256).
Le chapitre suivant montre comment s’est développée la seconde révolution industrielle, basée sur le pétrole et l’électricité et une nouvelle expansion coloniale pour acquérir de nouvelles matières premières et trouver des débouchés aux produits manufacturés. Pour ce faire, les États développent le nationalisme.
D’autre part, suivant la thèse de Jean-François Mouhot, il montre le lien entre l’industrialisation et la fin de l’esclavage. L’exploitation des hydrocarbures s’est accompagnée d’un nouveau cadre de travail avec le taylorisme. L’électricité, par sa flexibilité est aussi source de nouvelles utilisations. L’auteur reprend l’historique du développement de ces nouvelles énergies à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle : dates, aspects techniques et conséquences sociales. Il montre aussi la nouvelle puissance économique des États-Unis. Le paragraphe sur les théories eugéniste et la Shoah n’est pas tout à fait dans le sujet, même si le poids des deux conflits mondiaux sur les économies est indéniable. Les deux blocs issus de la guerre sont, l’un comme l’autre extractivistes et dépendants des énergies fossiles. L’après-guerre est caractérisée par la « pétrolisation » des sociétés occidentales de consommation et le déclin de la classe ouvrière. « D’après Timothy Mitchell, les politiciens britanniques et américains du XXe siècle avaient parfaitement saisi que le pétrole possédait cette propriété antidémocratique » (p.294), l’auteur développe une théorie de recul du pouvoir politique que pouvaient avoir les mineurs de charbon, les cheminots et les dockers.
Au plan international, le pétrole a joué un rôle croissant dans l’émergence du Moyen-Orient comme acteur du jeu géostratégique mondial.
Le chapitre 9, traite des évolutions des cinquante dernières années. Comment et pourquoi le rêve de progrès sans limite s’est brisé, après le choc pétrolier de 1973. L’auteur montre la dépendance toujours croissante aux énergies fossiles et la faible part des énergies renouvelables (éolien, solaire) dans la mix-énergétique en ce début de XXIe siècle.
Il montre le poids du prix de l’énergie dans les grands équilibres politiques mondiaux (émergence de l’OPEP, poids de FMI avec les « plans d’ajustement structurel », chute de l’URSS). Il évoque les effets sur les sociétés, comme la montée de la violence au sein des sociétés capitalistes libérales. Il dénonce « la logique néolibérale qui est aujourd’hui à l’origine de la violence structurelle qui détruit le vivant, humain comme non-humain » (p. 316), avant de s’égarer, un peu, dans une analyse psychologisante : « Le moteur culturel de la modernité tardive correspond à l’idée implicite que l’accélération du rythme de vie peut constituer une réponse au problème de la finitude de la vie. » (p .317). L’auteur souhaite en finir avec le libre-échange, source d’inégalités persistantes et de vulnérabilité liée aux interdépendances comme la COVID l’a montrée.
On retrouve parmi les auteurs cités les tenants de la décroissance comme Bruno Latour, Alessandro Pignocchi. L’auteur analyse aussi le déclin des croyances religieuses des sociétés occidentales au profit de communautés d’intérêts : féminisme, antiracisme, écologie ou du culte du progrès, une « modernité tardive »
Conclusion
Cet exercice de synthèse cherche à formuler, très longuement, une analyse critique du concept d’Anthropocène. La conclusion est, en elle-même, un essai, une cinquantaine de pages.
Réflexions sur les tribulations à venir
L’exercice de prospective, lui aussi, assez long, met l’accent sur l’impasse des énergies fossiles, les GES et le changement climatique et les atteintes à la biodiversité. L’auteur pose la question des responsabilités, des limites de l’énergie verte et la nécessité de conjuguer efficacité énergétique et recyclage des matériaux. Il attire l’attention sur le mirage de quelques propositions comme l’utilisation des technologies de l’information et des communications pour réduire la demande énergétique et les émissions de CO 2, le mythe du recyclage à l’infini ou le « capitalisme écologique ». L’auteur dénonce « les rêves prométhéens de la technoscience » mais aussi les « nouveaux prophètes de l’apocalypse » comme Jared Diamond ou les « collapsologues » qu’il ne cite pas.
Sa solution : ralentir ! « L’humanité a besoin de « low tech nations » plutôt que de « start-up nations ». (p. 447)
En annexes :
Quelques tableaux pour bien manipuler le concept d’énergie
Enquêter sur le passé avec les indices du présent
Origine et déroulement du choc pétrolier de 1973-74
Émissions de gaz à effet de serre : à qui la faute ?
Une réflexion riche, l’auteur s’est appuyé sur les travaux de nombreux spécialistes pour étayer son analyse. L’ouvrage propose un panorama très large dans l’espace comme dans le temps de l’évolution des rapports de l’homme à l’énergie. Peut-être trop large, une impression de profusion des analyses, des auteurs cités qui conduit à des digressions. Toutefois, cette lecture stimulante invite à la réflexion sur le monde qui vient…