Jean-Luc Berthier, un des auteurs de l’ouvrage a répondu à mes questions pour prolonger, ou amorcer, la lecture de l’ouvrage « Les neurosciences cognitives dans la classe : guide pour expérimenter et adapter ses pratiques pédagogiques » auquel il a participé.
On parle beaucoup des neurosciences pour l’éducation et pourtant dans votre ouvrage vous insistez pour utiliser le terme d’évolution plutôt que de révolution. Pouvez-vous expliquer ce choix ?
Nombre de propositions émanant de ce que l’on sait du fonctionnement du cerveau de l’apprenant sont déjà en pratique, plus ou moins rigoureusement certes, et depuis longtemps déjà. La science confirme par ses recherches ce que certains pédagogues avaient largement posé. En revanche, et pour prendre un exemple, des pratiques très largement usitées, sont antinomiques de ce que l’on sait des processus de mémorisation (consolidation indispensable, mémorisation active consistant à se poser une question avant d’y répondre, feedbacks proches, illusion de savoir par simple lecture, etc). La science confirme, interroge, infirme. Toute la difficulté du pédagogue est de mettre en place (et d’imaginer) des pratiques conformes aux notions validées par la communauté scientifique, et d’en tester les effets avec la diversité des paramètres que nous connaissons sur le terrain, tels que l’âge, les profils d’élèves, les filières, les compétences des enseignants, voire le management de l’établissement. La science est un long cheminement de questionnements, d’éléments de réponses, et fournit des propositions à tester. Par ailleurs les résultats espérés ne relèvent pas du spectaculaire. L’esprit de notre ouvrage c’est d’inciter à expérimenter pour toujours mieux affiner les pratiques pédagogiques.
Vous parlez également de neuromythes. Pouvez-vous donner un ou deux exemples et montrer leur impact négatif ?
– Fortifier la mémoire en apprenant des poésies (comme les maîtres le préconisaient traditionnellement jadis) : la mémoire n’est pas un « muscle » global qui permettrait en apprenant des poésies, de mieux retenir de l’histoire ou de la géographie. Le système des mémoires est bien plus complexe.
– Cerveau gauche – cerveau droit : certes certaines zones sont davantage dédiées à certains traitements des informations (pour certaines activités liées au langage ou aux mathématiques par exemple), mais le cerveau travaille en système en mobilisant de nombreuses zones, pour quasiment toutes les activités. Attribuer une activité cérébrale à une zone précise est un simplisme. L’ouvrage propose de nombreux autres exemples
Comment envisagez-vous le lien entre recherche et terrain ?
Plusieurs approches sont envisageables :
– D’abord il faut modifier la représentation que l’enseignant se fait de son métier. Il devient avant tout une sorte d’explorateur-observateur de ses pratiques nouvelles ou modifiées. Il ne s’agit plus comme autrefois d’enseigner comme on a été enseigné. Plus que jamais, l’enseignant s’informe sur l’avancée de la science, s’inter-forme avec ses collègues, teste et contribue à sa mesure à l’avancée vers la pédagogie de demain. Voilà un axe formidable d’évolution portée par l’opportunité de l’arrivée des neurosciences cognitives. D’autant que c’est le même cerveau d’élève qui passe de discipline en discipline. Les stratégies d’apprentissage doivent concerner toutes les disciplines enseignées.
– La recherche doit pouvoir conduire des études sur le terrain de la classe, comme c’est le cas avec l’expérimentation conduite par le LaPsyDé dans quelques lycées parisiens sur les capacités de l’attention-inhibition. Pour les élèves ce fut une formidable occasion d’être un acteur de la science. Comme c’est le cas aussi avec la formidable mise en étude du même LaPsyDé sur le développement de l’attention sur les élèves du premier degré.
– Les Cogni’Classes ont pour but d’offrir aux professeurs volontaires des mini-études sur des pratiques précises, par exemple des outils de mémorisation (support, pratique, test d’effet) sur un très grand nombre de classes, encadrées par une méthodologie scientifique, et permettant de « mesurer » l’effet de ces outils dans des contextes variés. Mais nous proposons bien d’autres pistes pédagogiques que la mémorisation !
Nous sommes convaincus dans mon équipe qu’on ne peut plus se contenter de « vaguement » observer l’effet d’une pratique pédagogique. Les chercheurs sont là pour aider les enseignants à conduire ces expérimentations. Notons que les élèves ne sont absolument pas des cobayes et que les enseignants ne sont pas des chercheurs professionnels.
Votre ouvrage met l’accent notamment sur l’importance de la mémorisation. Pouvez-vous donner quelques conseils à ce propos ?
Il faut dire tout d’abord que l’être humain mobilise sa mémoire à tout moment de sa vie et dans sa complexité. La mémoire est bien davantage qu’un stock dans lequel on irait puiser en cas de besoin.
En milieu scolaire, la démarche de compréhension s’appuie sur les processus de mémoire et de mémorisation, d’où l’importance de cet axe hélas trop mal connu des enseignants. Quelques règles sont à rappeler :
– L’indispensable consolidation (ce peut être vu comme un processus biologique) au cours du temps, il faut y revenir plusieurs fois, voire de nombreuses fois pour l’acquisition en mémoire procédurale.
– Cette consolidation peut être organisée selon des écarts statistiques convenables pour un groupe-classe, ou dans la logique de mémorisation à parcours individualisés.
– La mémorisation active fondée sur le constat que la mémorisation à terme est meilleure lorsque l’apprenant se pose une question puis consulte la réponse (contrairement à la lecture d’un cours ou d’une fiche, beaucoup plus passive)
– L’effet du temps : on apprend plus solidement en espaçant l’étude d’un thème un peu complexe. Les musiciens ou les sportifs ou les artisans le savent bien.
– Lorsqu’on se pose une question pour apprendre une notion, il est préférable de connaître la réponse rapidement, ce qui permet de mieux gommer l’erreur, le flou ou le malentendu.
Quelle place peut jouer le numérique dans ce changement ?
Le numérique peut être envisagé lorsque l’enseignant ne peut plus réaliser la tâche avec qualité. Par exemple, effectuer des tests rapides avec correction immédiate pour vérifier une acquisition ou une compréhension. Le numérique peut aussi être très utile pour réaliser une réelle différenciation pédagogique, dont nous avons tant besoin pour adapter les parcours aux spécificités des élèves. Des horizons s’offrent à l’évidence avec l’arrivée des outils issus de l’intelligence artificielle : par exemple pour l’interactivité entre la machine et l’apprenant ou pour envisager des productions collaboratives.
Votre livre insiste également sur la nécessité de mobiliser des équipes, d’expliquer les démarches par exemple aux parents. Le changement ne pourra donc pas être l’œuvre de quelques-uns ?
Ce que notre équipe vise, et qui transparaît dans l’ouvrage, c’est de modifier la posture professionnelle du professeur : apprendre continument, travailler en équipe, se former au sein de l’établissement. Une petite équipe autour d’une classe permet de se crédibiliser aux yeux des élèves, des parents, de la direction, des autorités académiques. Et c’est extrêmement positif pour le moral ! Mais il faut aussi impliquer davantage les personnels de direction qui sont des « ouvreurs » sur ces thèmes. Sans eux, l’établissement est fermé au thème. Il faut en comprendre les tenants et aboutissants, les enjeux. Ils doivent accueillir, accompagner et faire rayonner les projets. Les élèves sont les « partenaires » de ce mouvement d’évolution pédagogique ; d’ailleurs ils adorent ! Et les parents, bien entendu, qui doivent entendre que l’accompagnement de leur enfant, le sommeil, les rythmes, la manière de travailler à la maison, mais aussi la compréhension des pratiques à l’école, relèvent de leur savoir indispensable de parent.
Retrouvez le compte-rendu du livre ici.