Chacun d’entre nous est aujourd’hui tour à tour évaluateur et évalué. Charles Hadji est un spécialiste de la question. Il choisit ici d’empoigner la question de l’évaluation, cette pratique parfois devenue « dangereusement obsessionnelle ».

Poser la question de l’évaluation

L’auteur pose deux questions centrales : « Comment évaluer de façon techniquement efficace ? » et «  Comment évaluer de façon légitime ? ». Il souligne d’emblée deux écueils qu’il doit éviter : la séparation entre la théorie et la pratique ainsi que le risque de rappeler des acquis déjà présentés par lui dans d’autres ouvrages. Pour contourner ce risque, Charles Hadji propose de partir d’un problème concret en demandant « au lecteur d’observer et d’analyser en même temps que nous les problèmes spécifiques soulevés ». 

Deux entrées privilégiées

La question de l’efficacité est abordée à partir du cas de l’évaluation artistique et culturelle (EAC) et forme la première partie tandis que la seconde, consacrée à la légitimité, est vue à travers l’évaluation du bonheur. Il est fondamental de définir le terme central à savoir évaluer. «  Evaluer revient à rechercher des indices tendant à prouver que la mise en oeuvre d’un projet a produit les effets escomptés, mais sans jamais pouvoir être totalement assuré de la valeur probatoire des indices réunis ». L’auteur n’oublie pas de souligner que l’évaluation peut être l’enjeu de combats idéologiques. 

Evaluer et expérimenter l’EAC

Il choisit donc de traiter de l’EAC en rappelant, tout d’abord, les trois volets qui la composent, à savoir la fréquentation des oeuvres et la rencontre avec les artistes, la pratique artistique et l’acquisition de connaissances. Il souligne que le recours à des témoignages est utile, mais non suffisant pour évaluer. Il se pose alors la question de savoir comment mettre en place concrètement une évaluation de l’EAC. L’expérimentation est donc nécessaire tout comme la comparaison mais avec le paradoxe qu’il est pratiquement impossible d’expérimenter quand on parle de processus éducatifs. Pour continuer d’avancer, Charles Hadji explique le modèle « Le Poultier » qui propose notamment comme repères : identifier et expliciter les objectifs de l’action, mesurer les moyens, mesurer les effets ou encore comparer les résultats. 

Démarche et identification des objectifs

Charles Hadji propose ce qu’il appelle une démarche simplifiée d’évaluation rigoureuse ou DSER en trois temps : expliciter les objectifs, identifier les espaces d’observation et prélever dans ces espaces des signes probants. Le chapitre suivant montre comment cela peut s’appliquer à l’évaluation de l’EAC. Il souligne que c’est particulièrement ardu dans ce domaine. 

Les espaces d’observation et les données probantes

Trois termes à ne pas confondre sont ensuite définis : l’effort, l’efficience et l’efficacité. Il est clair en tout cas qu’en évaluation « il n’y a pas de vérité scientifique ». Il développe ensuite l’idée de « justifiabilité », terme qui désigne à la fois l’impératif de justification et la capacité à être soutenu par des raisons. Reprenant les analyses de Le Poultier sur les données probantes, Charles Hadji met l’accent sur le fait qu’il est indispensable de dresser une liste de descripteurs répondant à cinq exigences : significativité, observabilité, variablité, polarisation et pondérisation. Une fois que tout cela est intégré, reste à se poser la question du choix d’une échelle d’évaluation. En conclusion de cette première partie, l’auteur résume les principaux apports de sa réflexion sur les conditions de la justifiabilité technique du travail d’évaluation. Il se pose ensuite la question sous un angle éthique.

La légitimité de l’évaluation

L’auteur pointe dès le début les quatre défis que doit relever l’évaluation sur le plan éthique. Elle doit être démocratique, libre de peur, raisonnée et humaniste. Pour incarner ces questions, l’auteur se focalise sur ce qu’il appelle « la folle course à l’indice du bonheur ». Il rappelle d’abord les limites du PIB puis détaille les approches alternatives comme celles évoquées dans le rapport Stiglietz de 2009. L’IDH constitue aussi, à sa façon, une alternative à une mesure strictement économique. La multiplication des indices proposés témoigne à sa façon de la difficulté de mesurer un «  objet évanescent » comme le bonheur. Il faut donc affronter la question autrement : qu’est-ce que le bonheur ? Comme il est difficile d’être consensuel sur la définition, on doit au moins tendre vers une évaluation démocratique ou autrement dit avec un référent qui possède une forte légitimité. L’évaluation n’échappe jamais au problème de la détermination d’un pôle positif. 

Quand l’évaluation devient une menace…

Claudia Senik s’est intéressée aux rapports entre la croissance et le bien-être. On s’aperçoit qu’aux Etats-Unis par exemple, le niveau de bonheur moyen est resté stable entre 1972 et 2002 tandis que le revenu par habitant doublait presque. En France, dans un pays où l’emploi est très protégé, les individus se sentent paradoxalement très menacés. Charles Hadji propose d’examiner le rôle de l’école dans cette crainte. Il pointe les dangers de la compétition, les effets pervers de la recherche de l’excellence ou encore le problème des notes. Il s’appuie sur les travaux de Fabrizio Butera qui dénoncent plusieurs présupposés qui constituent selon lui l’arrière-plan idéologique de la notation. Charles Hadji poursuit en montrant que la peur est un obstacle à l’apprentissage et, pour reprendre Butera, la valeur et l’intérêt des notes dépendent de «  la fonction qu’on leur donne ». Il distingue ensuite très utilement les fonctions possibles des différents types d’évaluation. 

…Voire une folie 

Allant encore plus loin il dénonce dans un dernier chapitre les ravages de la « quantiphrénie », par exemple quand il s’agit d’évaluer les enseignants-chercheurs à l’aune de leur nombre de publications dans des revues de rang A. Le risque est aussi grand d’aller vers une évaluation perpétuelle. Charles Hadji propose de se poser la question de savoir s’il y a des moments opportuns pour évaluer. Il livre également plusieurs éléments de réflexion sur les intérêts et les limites d’un contrôle certificatif terminal. Il propose un tableau synthétique qui évalue les avantages et inconvénients du contrôle terminal, continu, national et local.

En conclusion, Charles Hadji développe l’idée d’une « évaluation humaniste ». Il entend par là une évaluation qui s’inscrit dans un choix de société fondée sur la confiance et le respect et qui peut adopter une pluralité de formes. Poursuivant son idée, il précise les chantiers qui se posent à une telle évaluation. Cette évaluation humaniste doit donc être attentive à la personne mais elle a aussi la volonté de ne pas pénaliser des individus en raison de caractéristiques dont ils ne sont pas maitres. Elle respecte les droits des évalués et a la volonté d’être utile. Cet ouvrage permet donc d’alimenter une réflexion sur l’idée d’évaluation et invite à réfléchir au pourquoi et au comment, quelle que soit la situation.

Jean-Pierre Costille