Races guerrières ?
Stéphanie SoubrierAgrégée, docteure en histoire, associée au Centre d’histoire du XIXe siècle de Paris I et maître-assistante à l’université de Genève. aborde ici la question des races guerrières en privilégiant les connexions et circulations, sans marquer de frontières artificielles entre métropole et colonies, à partir d’un volumineux corpus archivistique et documentaire.
Comme elle le rappelle, cette question avait été abordée lors du colloque tenu à l’université de Reims en 2013 dans le cadre du centenaireVincent Joly, « Le concept de ‘’race guerrière’’ », Philippe Buton, Marc Michel (dir.), Combattants de l’Empire. Les troupes coloniales dans la Grande guerre, Paris, Vendémiaire, 2018, p. 153-172. . En France, c’est bien après son usage par Faidherbe que Mangin popularise le concept de races guerrières avec La Force noire publié en 1910. Revenant sur le rôle de Mangin, l’ouvrage accorde une place justifiée au projet de Force noire, comparé avec celui, plus modeste et moins médiatisé du général Pennequin qui avait défendu l’idée d’une armée jaune pour défendre et conserver l’Indochine. Le projet Messimy pour une conscription en Algérie est également évoqué. Comme le rappelle l’autrice, l’histoire de la notion de races guerrières est plus avancée au Royaume-Uni où l’historiographie s’est aussi bien intéressée aux Gurkhas népalais qu’aux Highlanders écossais.
Une catégorie contrainte
C’est en Algérie qu’il faut voir le début de la notion de race guerrière, lorsque des officiers français commencent à y organiser un recrutement indigène. C’est là que se mettent en place les stéréotypes opposant les Arabes aux Kabyles avant qu’on en arrive à placer un certain nombre de peuples d’Afrique de l’Ouest parmi les races guerrières, en particulier les Bambaras. Très vite, le discours sur ces catégories raciales s’empêtre dans ses contradictions tant il apparaît contraint par les conditions du recrutement français. Dans les débuts de ce recrutement en Afrique occidentale, on a tôt fait de classer parmi les races guerrières, les groupes dont sont issus ceux qui n’ont d’autres choix que de se porter volontaires pour une carrière qui attire peu. On songe d’ailleurs en lisant ces pages au parallèle à établir avec les Highlands où la désagrégation du système clanique éclaire davantage l’engagement écossais que le discours sur une prétendue terre de guerriers. En Afrique de l’Ouest, les populations les plus rebelles et belliqueuses sont d’ailleurs paradoxalement maintenues dans la catégorie non-guerrière. La race guerrière est une catégorie contrainte.
Une impossible définition
L’ouvrage souligne encore ces contradictions en comparant les races réputées guerrières que seraient les montagnards du Laos ou du Tonkin, les populations côtières de l’Ouest de Madagascar ou les fameux Bambaras, une catégorie où les officiers semblent classer tous les locuteurs du Bambara ou des langues mandingues. Cette étude plus fine montre que les critères stéréotypés attribués aux races guerrières d‘un territoire caractérisent justement les races réputées non-guerrières d’un autre espace. En AOF, le supposé degré de civilisation des uns par rapport aux autres détermine les races non-guerrières. C’est l’inverse à Madagascar où l’on finit malgré tout par considérer que les Hovas des hauts plateaux constituent des troupes disciplinées. On constate d’autres contradictions en confrontant ces exemples à la situation de l’Indochine, cette partie de l’empire où l’indigène imberbe est dédaigné pour sa petite taille et son caractère forcément efféminé alors que l’archétype de la virilité demeure plutôt du côté des muscles du guerrier bambara ou des bacchantes du soldat français. En posant également la question du genre, l’autrice souligne la contradiction française d’un discours dédaigneux sur la valeur militaire des anciennes guerrières de Behanzin qui ont pourtant donné du fil à retordre aux troupes coloniales françaises. Surtout, elle éclaire grandement le lecteur sur le rôle des femmes de tirailleurs et ce qu’elles apportent lors du combat et à l’arrière.
Des catégories coloniales fluides
L’ouvrage réussit sans peine à démontrer qu’on a donc d’abord promu au rang de races guerrières les groupes d’appartenance de ceux qui voulurent bien répondre à une demande de recrutement. Il est par ailleurs montré que les stéréotypes de Mangin sur l’attitude des guerriers noirs n’avaient pas anticipé l’intensité du feu de l’artillerie en 1914. A quelques reprises, l’ouvrage revient sur l’opposition assimilation-association. Or, si l’autrice est sensibilisée à la question de l’agency/agentivité des troupes coloniales, on peut rappeler que l’assimilation n’est pas qu’un projet politique répondant à une logique politique sommet-base (top-down) : c’est aussi une culture politique qui conduit l’opinion de quelques espaces coloniaux à réclamer la conscription pour étayer une citoyenneté fragile. L’ouvrage montre ici qu’elle est avant tout refusée dans le cas de l’AOF ou de l’Algérie pour la peur qu’elle inspire face aux potentielles révoltes comme pour l’argumentation qu’elle offrirait à l’aspiration civique.
Stéphanie Soubrier rend compte de la façon dont le concept de races guerrières est ébranlé par l’épreuve de la guerre. C’est sans doute vrai mais on constate également la longévité de certains stéréotypes. Eric Jennings a ainsi montré comment Leclerc dénigrait – après Koufra ! – la valeur militaire de ses troupes issues du Cameroun et d’AEF. Il reprenait ainsi le vieux cliché sur l’AOF, réservoir de races guerrièresEric Jennings, La France libre fut africaine, Perrin-Ministère de la Défense, 2014, p. 131.. D’autres stéréotypes comme l’opposition entre Arabes et Berbères sont encore courants au temps de la guerre d’Algérie. Ayant démontré le peu de rigidité des catégories coloniales, l’autrice livre quelques constats sur l’héritage contemporain et lointain de ces catégories tant au sein des armées que dans l’histoire politique depuis les indépendances.