Catherine Pinguet dans ce superbe ouvrage richement illustré par les photographies de la collection de Pierre de Gigord, retrace les périples des premières croisières qui, à partir de 1896, emmènent avec elles intellectuels et curieux éclairés, voyageuses intrépides et véritables touristes à la découverte des mondes antiques méditerranéens. De Marseille à Athènes, puis sur les traces des Croisés ou jusqu’en Bulgarie, les récits qui accompagnent ces premiers voyages permettent aujourd’hui encore de mesurer les démarches savantes mais tout autant aventureuses de ces premiers croisiéristes dont l’esprit va perdurer jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et même au-delà.

 

Voyager en paquebot est dans l’air du temps depuis le milieu du XIXe siècle comme en témoigne le premier guide du voyageur de paquebot publié en 1853 – à charge pour le croisiériste qui s’embarque alors de gérer ses escales –  et l’apparition du mot touriste en 1855.

Il faut cependant attendre les premiers Jeux olympiques de l’époque moderne à Athènes qui coïncident avec les 50 ans de l’École française d’Athènes pour que la revue Le Tour du Monde – née en 1857 et dédiée aux voyages – lance le projet de la première croisière savante. Prévue du 29 mars au 13 avril 1896,  » un tour de force  » comme l’écrit l’historien et philologie Paul Monceaux, elle promet un périple de qualité aux 204 passagers, dont 24 femmes qui embarquent sur Le Sénégal. De Marseille à Delphes, passant par Olympie et Mycènes, Délos et naturellement Athènes. Archéologues et conférenciers, savants et correspondants de presse écrivent, publient et photographient leurs découvertes et la vie à bord. La météo est mauvaise, aussi bien en mer qu’à terre en ce début de printemps, mais elle n’arrête pas les voyageurs qui visitent Delphes guidé par le directeur de l’École française d’Athènes lui-même. C’est là une des caractéristiques communes à tous ces voyages : la qualité des visiteurs va de pair avec celles de leurs hôtes. À Athènes, le musée est même exceptionnellement ouvert par dérogation pour les Français alors que les Jeux olympiques ont commencé. Si des journalistes de la célèbre agence Havas sont là pour couvrir les épreuves, certains croisiéristes se détournent du but premier du voyage, profitent de leurs trois jours de temps libre pour assister aux compétitions sportives, faisant tout à la fois preuve d’enthousiasme et de patriotisme durant le marathon. Sur la route du retour, des rituels croisiéristes se déroulent : dîner de bienfaisance pour les veuves et les orphelins, messe dominicale, conférences… Comme à l’aller, la météo capricieuse ne permet d’arriver à Marseille qu’avec 12 heures de retard et les rares plaintes ne concernent que le confort relatif des cabines : un tel succès ne peut qu’amener à renouveler le projet.

C’est avec la croisière dite  » Au pays des Croisés  » que s’opère une rupture. Celle-ci est organisée par un jeune bimensuel de vulgarisation la Revue générale des sciences pures et appliquées née en 1890. S’étalant sur trois semaines du 13 septembre au 3 octobre 1897, elle ambitionne d’être une croisière d’étude pour faire sortir le savant de son cabinet et d’associer connaissances, amitié et beauté : elle s’ouvre au tourisme. Le périple est ambitieux et riche pour la centaine de participants, dont simplement douze femmes, qui doit être munie de passeport et prête à voyager dans l’empire ottoman. Le Sénégal reprend la mer, la table est de très riche qualité et le faible nombre de croisiéristes permet de voyager cette fois-ci dans des conditions optimales pour un coût plus modeste au regard du circuit. Les premières escales permettent aux touristes de prendre des photographies sans autorisation à Rhodes, et même de visiter l’unique prison de Chypre sous administration anglaise. L’historien et critique d’art Gustave Larroumet écrit dans son carnet que l’église Saint-Georges y est  » d’un délabrement lamentable et sans remède « . Suivent les escales à Beyrouth, Damas et enfin Baalbeck où le site, si oblige à affronter des conditions de visite parfois sportives, éblouit chacun des visiteurs. Enfin débarqués à Jaffa, les croisiéristes rejoignent Jérusalem en train. Las, la déception est grande à la visite des Lieux Saints. Théophile Calas écrit à son retour dans son article En terre désolée, au pays des Croisés (édité en 1900, illustré d’après 63 photographies prises par son frère Jules) :  » (…) partout ce ne sont que vagues légendes et traditions flottantes, tout est arrangé après coup, tout est truqué (…) « . Seuls le Mur des Lamentations et la mosquée Al-Aqsa trouvent grâce aux yeux de Lamourret. Le temps de quelques achats de souvenirs, photographies volées et même tessons de mosaïques dérobés, les croisiéristes repartent pour la Crète où Calas dénonce l’immobilisme de la diplomatie européenne alors que des massacres de population arménienne y ont été perpétrés par les autorités turques. Le retour jusqu’à Marseille s’effectue ensuite sans difficulté. Les articles et récits publiés ensuite permettent de mesurer combien ces touristes imprégnés de culture sont aussi des hommes de leur capables de porter un regard critique sur le monde qu’ils traversent et dans lequel ils évoluent.

Entre le 8 et le 30 avril 1898, la Revue générale des sciences affrète à nouveau Le Sénégal et lui adjoint L’Orénoque qui vont filer vers la Grèce pour fêter le cinquantième anniversaire de l’École française d’Athènes et pousser jusqu’à Constantinople. Peu rentable pour les Messageries maritimes, cette dernière a prévu d’embarquer des marchandises aux différentes escales : les passagers sont tous logés en première classe même si les cabines et les salles de bain sont collectives. Entre gens de bonne compagnie, lettrés et curieux, les 140 passagers peuvent voyager sereinement et affronter le mal de mer qui touche tous les passagers ! Les excursions se succèdent à cheval, sur des mules ou par le train pour rejoindre les différents sites du programme. Les tensions percent cependant à travers les mots de l’historien d’art et universitaire Charles Diehl qui, sur le site d’Olympie, détourne le groupe de son itinéraire pour éviter les membres de l’Institut archéologique allemand d’Athènes eux aussi présents. L’apothéose du voyage a lieu à Athènes : bal donné par le directeur de l’École française d’Athènes, cérémonie officielle en l’honneur de cette dernière en présence du roi Georges Ier. C’est Constantinople qui fascine le plus les croisiéristes qui y débarquent mettant leurs pas dans ceux de Pierre Loti. Si la foule y est bigarrée, les visites que chacun peut mener à son gré permettent de s’imprégner encore plus de l’ambiance orientale à laquelle aspire chaque français. Invitations, spectacles, dîners transforment le but ultime de cette croisière. L’excursion que quelques-uns effectuent jusqu’à Brousse (Bursa aujourd’hui) emplit les récits de voyages d’anecdotes typiques de l’époque renforçant encore plus le caractère aventurier des voyageurs audacieux.

Déjeuner dans le stade Delphes. 4ème croisière de La Revue « Grèce Mont Athos Constantinople  » Avril 1898

 

Lorsque Le Sénégal reprend la mer en 1901 toujours sous l’affrètement de la Revue générale des sciences pures et appliquées, les récits qui vont suivre de la croisière  » Au pays des Croisés  » vont prendre une autre tournure que ceux publiés à la suite de la première. Elle embarque 117 passagers dont des hommes prestigieux à l’instar de Raymond Poincaré, Léon Gaumont qui va réaliser de nombreux clichés et compte un tiers de femmes cette fois-ci. Rapidement, au large de la Corse le navire fait demi-tour : un membre d’équipage est évacué malade de la peste. Celle-ci est réapparue à Canton à la fin du XIXe siècle et circule désormais jusqu’en Europe. L’absence de sérum à bord oblige alors les passagers à l’isolement au lazaret de Frioul. Les journées s’enchaînent, les publications et courriers ensuite permettent alors de découvrir les conditions de la quarantaine. Celle-ci est d’ailleurs réduite à dix jours pour tous ces réprouvés qui ne semblent pas avoir leur place dans un tel lieu : la vie en dortoir de 22 lits, les frais qui sont à leurs charges ne peuvent qu’exacerber les tensions et l’ennui. L’achat collectif d’un piano, la venue du préfet sur demande pressante de Poincaré rompt la monotonie de leurs journées. Cependant,  » La croisière de la peste  » marque une rupture dans le déroulé des futurs voyages en mer. Adrien Proust, inspecteur général des services sanitaires, prend la décision que, désormais, les marchandises seront déchargées aux escales et les cales dératisées. Lors d’une inspection, des cadavres de rats avaient été trouvés sur Le Sénégal. Les croisiéristes obtiennent aussi que les conditions de vie quotidienne au lazaret soient améliorées à la suite de leurs récits et plaintes le lieu n’étant absolument pas conçu pour accueillir autant de passagers de 1ère classe.

Malgré son échec, la Revue générale des sciences pures et appliquées relance une croisière en Grèce à laquelle participe Théophile Calas qui a déjà effectué celle intitulé  » Au pays des Croisés  » en 1897. L’embarquement à bord du Niger cette fois-ci emmène plus de 200 croisiéristes qui suivent les traces de leurs prédécesseurs. Cependant, le sort semble s’acharner : tempête violente jusqu’à Corfou, Le Niger a ensuite des difficultés à entrer dans le port du Pirée et à atteindre le quai avant de permettre enfin aux voyageurs de profiter de leurs 3 jours d’escale dans la capitale grecque où se succèdent une nouvelle fois visites, réceptions et garden party. Après Nauplie et Mycènes, direction les monastères des Météores où on circule en voiture et chevaux : interdiction pour Calas fils de faire l’ascension à pied face à la recrudescence de brigandage. Tout va pour le mieux mais le circuit s’arrête brutalement : Le Niger s’échoue dans la nuit du 6 au 7 avril alors qu’il vogue vers l’île de Santorin. Les naufragés, rapatriés par un navire grec à Athènes. Hébergés avant d’être rapatriés et dédommagés par la Compagnie des messageries maritimes, cette ultime péripétie met fin au contrat qui liait la revue à celle-ci. Les derniers voyages programmés sont annulés faute de réservation : une page est tournée.

 

« Conférence sur le site d’Éphèse » Photographie prise par Louis Merle lors de la croisière de Smyre à Brousse (1903)

La croisière « Chez les Latins, les Slaves, les Tatars et les Turcs » organisée une nouvelle fois par la Revue en 1909 est particulièrement détaillée par la publication du livre d’un grand voyageur équipé d’un appareil photographique : le docteur Théophile de Valcourt. Plusieurs conférenciers prestigieux, 206 passagers dont 75 femmes, un paquebot-yacht L’Ile-de-France permettent aux croisiéristes pendant près d’un mois de rallier Constantinople en passant par Messine, de descendre le Danube sur un yacht de la Couronne de Roumanie, d’assister à une réception de la reine de Bulgarie… La Revue générale des sciences pures et appliquées renoue avec la tradition de ses grands circuits méditerranéens. Cependant, les voyageurs ne sont nullement à l’abri des désagréments qui semblent inhérents à ces périples. Le banquet offert à Constantinople comportait des aliments avariés et de nombreux voyageurs sont malades lors de leur retour sur L’Ile-de-France, l’excursion vers une raffinerie de pétrole en Roumanie oblige à un changement de train après un déraillement et si quelques-uns sont blessés, le périple reprend, la visite de la Crimée se fait sous escorte de police russe : rien n’arrête le programme fixé! Les croisiéristes peuvent mettre un pied à Santorin conjurant ainsi le sort qui s’était abattu sur la croisière de 1897.

 

La mort, en 1910, de Louis Olivier directeur de la Revue générale des sciences pures et appliquées à l’initiative de ces croisières tout à la fois savantes et passionnées marque la fin de l’âge d’or de ce type de voyage. Celle qui suit en 1911 toujours à bord de l’Ile-de-France rencontre peu de succès face à la peur du choléra qui sévit à Naples à cette même époque. Les trois suivantes apportent peu de témoignages pour développer les périples empruntés à travers la Méditerranée sauf pour celle de 1913 vers l’Égypte dont un compte-rendu est publié en février 1914.

L’entre-deux-guerres voit exploser la diversité et le nombre de croisières proposées par les compagnies maritimes : le tourisme se vit dans de « luxueux navires  » comme Le Champollion qui permet à Roland Dorgelès de débarquer à Alexandrie en 1928. Les Messageries maritimes poursuivent leurs circuits savants avec conférenciers prestigieux des croisières Budé vers la Grèce et améliorent les conditions d’accueil à bord pour accueillir en 1934 des normaliens dont, Jacqueline de Romilly qui n’oubliera jamais ce premier voyage. Les brochures et les affiches fleurissent, la société du Voyage en Grèce oublie que depuis 1936 le peuple grec vit sous dictature emplie désormais Le Champollion d’érudits que de voyageurs et juifs qui fuient vers la Palestine. Les croisières deviennent le reflet du temps présent : course au gigantisme, innovations des Trente Glorieuses, secteur qui échappe aux affres économiques, le tourisme des mers est devenue une industrie en tant que telle… Mais la Méditerranée demeure encore, en ce début de XXIe siècle la destination privilégiée de croisiéristes férus de culture et vacanciers voyageurs.