L’introduction rappelle le rôle déterminant des tirailleurs lors de la bataille de la Montagne de Reims, souvenir immortalisé dans un monument au passé mouvementé. En 2013 se réunissait à Reims un colloque dont les contributions sont réunies dans ce livre qui privilégie une approche comparative et internationale de l’apport des troupes coloniales dans le premier conflit mondial.
Les courts et nombreux articles d’une vingtaine d’auteurs sont organisés en trois parties : Combattre, Politique et polémiques, Mentalités et représentations.

 

Combattre

Cette première partie s’ouvre sur l’intervention de Julie d’Andurain, « La genèse intellectuelle de la Force noire » où elle s’interroge : la force noire fut-elle le projet d’un seul homme ou un concept colonial auquel adhérèrent un certain nombre d’officiers ? Comment le parti colonial a-t-il reçu ce projet dès les premières années du XXe siècle ? L’étude montre que c’est en Asie que naît l’idée de troupes indigènes (Annamites et Cambodgiens), qu’elle précède la réflexion de Willam Ponty en Afrique quand se forgea l’idée d’une utilisation des troupes noires en Europe.

Dans « Les tirailleurs sénégalais au combat », Antoine Champeaux décrit le nombre, l’origine des soldats et l’organisation des bataillons de tirailleurs sénégalais, les conditions d’engagement sur le sol métropolitain à partir du printemps 1916 mais aussi en Afrique du Nord pour garantir la présence française en remplacement des troupes mieux formées (zouaves etc.) envoyées sur le front. La réalité des périodes de repos hivernal dans le Sud de la France, l’instruction et l’état sanitaire des soldats sont abordés. L’auteur montre les lieux et les formes d’engagement de ces troupes : front d’Orient, Verdun…

Dans « Les « bons musulmans » selon la propagande allemande », Richard F. Fogarty développe un fait peu connu. Dès 1914 l’Allemagne cherchait à retourner les prisonniers de guerre musulmans pour les inciter à s’engager dans l’armée ottomane et au-delà avec l’idée développée par Oppenheim de susciter une révolte musulmane dans les colonies françaises. L’auteur décrit les efforts allemands : propagande, statut spécifique pour les prisonniers musulmans et montre, d’après un certain nombre de témoignages, l’attitude de ces prisonniers qui satisfaits de leur sort, du respect de leur religion refuse pourtant d’être soumis à l’autorité du sultan d’Istanbul.

Julien Fargettas rappelle au cœur des Balkans «Dobro Polje, la bataille oubliée » de septembre 1918 qui entraîna la signature d’un armistice le 29 septembre avec la Bulgarie. C’est l’occasion de traiter de l’engagement des troupes coloniales sur le front d’Orient, les lourdes pertes dues à la fois aux combats en montagne et au froid. On assiste à cette bataille au corps à corps.

Laurent Joly présente dans «Les tirailleurs « somalis ». L’étude des opérations du bataillon recruté sur la Côte française des Somalis est possible grâce à des sources détaillées qui permettent une bonne connaissance des recrues. Il choisit de suivre Djama Haïd Dihisso, engagé en 1916, un exemple qui explique pourquoi on a pu qualifier ces hommes de mercenaires. L’auteur aborde ensuite la participation au conflit sur le front français de ces hommes habitués à la violence de leur passé, courageux mais peu disciplinés comme le montre le poème cité en page 79. Au retour, leur situation, souvent difficile, explique un sentiment d’amertume même si certains ont pu devenir intermédiaires de l’administration coloniale ou, comme Djama, être embauché au chemin de fer franco-éthiopien.

Avec Bastien Dez, – « Chemin des Dames, août 1917, quand des tirailleurs sénégalais se mutinent » -, on découvre une centaine de soldats du 61e BTS qui ont subi de lourdes pertes lors de l’offensive Nivelle refuse le 13 août de monter aux tranchées. Malgré des sources lacunaires, notamment en ce qui concerne l’expression des mutins ou de leurs officiers de contact, l’auteur fait le récit de cette mutinerie, non un refus de combattre mais la demande de quelques jours de repos à l’arrière. Il analyse la répression, une certaine retenue de peur d’un embrasement du bataillon, d’une réaction brutale des Sénégalais qui pourrait coûter des vies françaises. Cet épisode peu connu semble être une exception dans le comportement des troupes coloniales.

Colette Dubois transporte le lecteur en AEF avec « Les occultés de la campagne du Cameroun », à partir du témoignage de l’administrateur de l’Oubangui-Chari Félix Éboué qui rappelle les opérations sur le sol africain (prise de Yaoundé le 1er janvier 1916). L’auteur aborde le difficile recrutement dans une région sous-administrée, dans un climat de méfiance à l’égard de troupes recrutées en AEF, le long et pénible acheminement vers les ports, la surmortalité de soldats fatigués, mal formés, souvent malades. Elle évoque aussi les « porteurs » engagés sur le terrain camerounais, indispensables en ces contrées (climat, relief, faibles structures de transport) et inégalement traités en fonction de leur origine, des recrutements de plus en plus difficiles dans un contexte de tensions.

Avec « Africains officiers », Michaël Bourlet souhaite combler un vide en rendant une visibilité aux officiers noirs à partir des archives de Vincennes. Il définit l’échantillon de son étude, on y trouve à la fois des originaires des Quatre communes1 et des habitants de l’ensemble de l’AOF sortis des rangs. Ces officiers de brousse sont assez âgés en 1914. Paysans engagés, ils sont rejoints pendant la guerre par une nouvelle génération, souvent fils de chefs, plus proches des officiers natifs des Quatre communes. L’auteur montre des carrières identiques à celles des officiers français, toutefois le grade de capitaine nécessite la naturalisation. L’égalité républicaine qui ressort des dossiers est, pour l’auteur, à nuancer.

Pour traiter « Le Congo belge à la pointe de la violence coloniale », Lancelot Arzel part du roman de Sir E. R. Burroughs Tarzan of the Apes pour montrer la violence coloniale belge et son image en Europe au début du XXe siècle. La Force publique (armée du Congo) créée en 1888 était composée de soldats congolais et caractérisée par un faible encadrement européen. L’auteur montre le rôle de cette armée dans l’exploitation du caoutchouc et la mise en travail forcé des populations. Il évoque la réorganisation de 1912. Si cette force n’a pas été engagée sur le sol européen, un «corps de volontaires congolais» créé en août 1914 défend Namur. La Force publique est, elle, concernée par les opérations allemandes sur les bords du Tanganika2, ce qui améliore son image dans l’opinion publique belge.

 

Politique et polémiques

Vincent Joly aborde « Le concept de « race guerrière » , il introduit son exposé par deux remarques : la construction tardive au XIXe siècle du concept de race et l’observation par les militaires des qualités guerrières des peuples au moment de la conquête. Ce sont les Anglais qui, les premiers, retiennent cette idée qu’il existe des populations plus aptes que d’autres au combat, idée renforcée lors de la révolte de Cipayes (1857). Penjdabis ou Gurkhas népalais sont ainsi considérés comme « de race guerrière », cette idée influe sur le recrutement des troupes coloniales britanniques.

C’est la même démarche qui est à l’œuvre dans le recrutement des Maoris engagés aux Dardanelles en 1915. L’auteur aborde l’Afrique où il analyse la politique anglaise vis à vis des Haoussas puis la position française qui fait du Bambara un modèle du tirailleur ou du Toucouleur un « soldat de vocation » selon Archinard. Vu les besoins de la guerre, ce critère de recrutement décline. La notion de « race guerrière » devient alors un outil politique.

Romain Rainero expose « Le refus italien d’utiliser les troupes coloniales ». Si l’Italie a bien dans ses colonies des contingents indigènes, ce sont des engagés volontaires utilisés pour la défense de la colonie selon un modèle inspiré de la France mais cette présence militaire est, en 1914, à la fois réduite et fragile. La guerre met en difficulté la présence italienne en Libye, ce qui explique la non-utilisation sur le sol européen d’autant que le refus est justifié par l’idée de préserver le prestige des Blancs.

« Présence française en Indochine ». Dans son exposé Michel Bodin rappelle l’effort de la colonie pendant la guerre avec l’envoi d’environ 25.000 soldats, surtout chargés des transports et du travail dans les usines d’armement. Après avoir présenté les effectifs à la veille de la guerre et leur rôle dans la défense de l’Union indochinoise, l’auteur évoque le retrait des soldats européens, le recrutement de locaux plus nombreux dont l’encadrement pose quelques problèmes alors qu’au Tonkin les incidents se multiplient et nécessite l’usage de troupes largement autochtones. Il décrit en détail des difficultés liées à la proximité de la Chine et à des mouvements nationalistes.

Avec Catherine Nicault, on aborde « Le détachement français de Palestine et ses troupes algériennes » et donc la politique de la France ai Proche Orient. Si les Britanniques sont très présents dans cette région, la diplomatie débouche sur les accords Sykes-Picot. François Georges-Picot est le personnage central de cette contribution. On le voit méfiant à l’égard de la politique anglaise demander une présence militaire française, obtenir la mise en place du DFP3 pour la défense des Lieux saints. L’auteur explique le choix de soldats musulmans et insiste sur les difficultés politiques dans les relations franco-britanniques dont dépend le sort de cette vaste région au sortir de la guerre.

L’ordre du jour de la Chambre des députés en date du 25 juillet 1919 affirmant l’égalité des hommes et condamnant tout préjugé racial ou religieux, suite aux incidents et violences dénoncées par les députés antillais et réunionnais, est le point de départ de la contribution de Dominique Chathuant : « Français et américains : le contact de deux expériences raciales ». Il revient sur la longue revendication d’égalité des populations antillaises et sur le projet assimilationniste. Il rappelle l’existence au parlement de députés de couleur, les fils d’esclave Gratien Candace et Achille René-Boisneuf et le Sénégalais Blaise Diagne qui revendiquent pour les populations qu’ils représentent d’être soumises à la conscription, symbole de citoyenneté entière. Le projet assimilationniste cherche à consolider la citoyenneté par « l’impôt du sang » (p. 227). La conscription devient réalité dès 1913 pour les Antillais et 1915 pour les habitants des Quatre communes du Sénégal.

Mais en 1918 le contact de soldats français noirs avec le corps expéditionnaire américain pose problème, l’état major américain craignant une contagion de l’idée égalitaire. Il est soutenu par un officier français, le lieutenant-colonel Linard. L’auteur analyse les éléments du « choc » de cultures. Il rappelle les événements de Saint-Nazaire et leurs conséquences politiques.

« Force noire » ou « chair à canon » Diagne contre Mangin » – Marc Michel veut dans cet article montrer que la réputation de Mangin « broyeur de noirs » est à replacer dans les luttes politiques de l’après-guerre qui ont instrumentalisé l’idée que les tirailleurs furent de la « chair à canon ». Il montre que la polémique commence en juin 1917, après l’échec de l’offensive Nivelle, avec l’intervention de Blaise Diagne à la Chambre où il se présente comme le défenseur des soldats noirs et dénonce la responsabilité de Mangin. L’auteur tente un bilan des pertes noires malgré les faiblesses des sources qu’il reconnaît ; les pertes, imputables à la jeunesse de soldats insuffisamment préparés et soumis au froid sont d’entre le quart et le tiers des effectifs engagés, soit pas plus que pour les fantassins français.

Marc Michel évoque le dénigrement continu de Mangin dans l’après-guerre et notamment au moment de la guerre du Rif, les attaques du Cartel et du PCF contre un homme de droite qui ont perpétué la « légende » Mangin.

 

Mentalités et représentations

Cette troisième partie s’ouvre sur la réflexion de François Cochet : « Stéréotypes contradictoires » qui analyse deux images antagonistes des troupes noires entre assauts au coupe-coupe et troupes fragiles à utiliser avec précaution, en fonction des regards et des convictions sociales des officiers métropolitains. L’auteur oppose la vision de Mangin des soldats noirs indomptables issus de populations guerrières4 corroborée par des extraits de JMO5 et repris par la propagande allemande. Face au discours héroïsant une autre image apparaît dès la bataille de la marne où des mouvements de panique sont attestés, on doutait de la fiabilité des tirailleurs déjà en1912 (Campagne de Maroc) notamment face au froid. Le double langage est à mettre en relation avec l’expression avant guerre d’une hostilité (militaires, presse) face à la création de la force  « jaune » de Théophile Pennequin6 et de la « Force noire » de Mangin. On retrouve ce double discours dans la façon d’engager ces troupes sur le front : régiments autonomes ou associés à des bataillons blancs.
D’autre part ces stéréotypes semblent révélateurs du changement des techniques de guerre (rôle des fantassins, artillerie) et aussi de l’ancienneté : des soldats aguerris et plus fiables que les jeunes recrues issues d’un recrutement forcé même si leur instruction progresse au cours de la guerre.

Jérôme Buttet étudie avec « Les graffitis du Chemin des Dames », les messages laissés en 1917 par les soldats. Que disent-ils de l’engagement des hommes ? L’auteur analyse quelques-uns des graffitis, notamment ceux portant une identité à la fois militaire (référence au bataillon) et géographique (origine, référence à des lieux). Ils témoignent d’un esprit de corps. Les rares graffitis imagés expriment la violence permanente, l’ennemi est représenté sous forme animale. Un paragraphe est consacré aux graffitis indochinois : emploi de la langue vietnamienne ou des caractères chinois.

Jean-Yves Le Naour propose « Inverser le regard – France et Français vus par les tirailleurs coloniaux ». Grâce au contrôle du courrier, déjà utilisé pour connaître le point de vue des Poilus, il est possible d’esquisser celui des tirailleurs nord-africains, malgaches ou indochinois, peu des Sénégalais très souvent analphabètes. L’auteur montre une première impression à l’arrivée, celle d’un « pays enchanteur » malgré la neige et le froid, aux mœurs étranges mais ils parlent peu de leur vie quotidienne sur le front. Comment faire comprendre une expérience si différente de ce que connaissent leurs familles ?

L’expérience de la guerre, c’est l’espoir ensuite d’un emploi lié à la connaissance du français et la découverte que le dédain du colon n’est pas partagé par tous les Français de rencontre, une expérience de l’égalité. Un paragraphe est consacré aux Françaises et au contrôle étroit des photographies, cartes postales qui modifieraient l’image de la femme blanche inaccessible.

Cependant tout n’est pas positif, de nombreuses plaintes concernent la nourriture, la difficulté à suivre sa religion, la lassitude de la guerre et de l’éloignement mais la part de courriers hostiles souhaitant la victoire de l’Allemagne est très minoritaire.

Cheikh Sakho consacre son intervention aux « pérégrinations du Monument aux Héros de l’Armée Noire de Reims », témoin de l’histoire de la célébration des troupes noires en France. D’une image positive en 19147, les troupes noires sont héroïsée à la fin du conflit dans les discours, plus que reconnues officiellement. La reconnaissance officielle est pourtant réalisée dans ce monument rémois érigé en 1924 qui a son pendant à Bamako mais cet hommage est contesté en France et qualifié de honteux en Allemagne en pleine occupation de la Ruhr, détestation qui justifie son démantèlement en septembre 1940. L’espace vide devient à Reims un lieu de mémoire alors que le sort du monument lui-même reste longtemps un mystère. A Reims l’idée de son remplacement chemine jusqu’en 2007 quand est décidé sa reconstruction. Son inauguration est prévue le 6 novembre 2018.

Enfin, « La mémoire scolaire » est scrutée par Philippe Buton. Après avoir signalé les difficultés méthodologiques, l’auteur montre que se dessinent trois périodes. Durant l’entre-deux guerres, c’est l’oubli qui domine. Après 1945, on ne peut pas parler de véritable reconnaissance, sauf dans un manuel de 1952 publié chez Delagrave puis dans les années 1960 (Belin 1963, Hatier 1966), en classe de terminale, où l’apport des troupes noires est présenté. Après 1968, l’auteur mentionne deux inflexions : l’approche victimaire qui introduit les troupes coloniales dans les manuels (en Troisième 1971) et un nouveau discours sur les mutineries (1971 puis 1989) amène à une vision de la guerre vue d’en-bas qui réintroduit, de fait, les troupes coloniales dans les manuels (1990, 1994 en première).
Philippe Buton conclut sur une mémoire scolaire influencée à la fois par les développements historiographiques et l’appréciation sociale et politique. Il n’exclut pas une communautarisation des mémoires.

1Les habitants des Quatre communes de plein exercice du Sénégal (Saint-Louis, Dakar, Gorée et Rufisque) sont citoyens français et non sujets comme les autres habitants de l’AOF.

3 Détachement français de Palestine

4Voir infra l’article de Vincent Joly : « Le concept de « race guerrière », p. 153 sq.

5Journaux de Marches et Opérations

6Déjà évoquée dans l’article de Michel Bodin, p. 189 sq.

7Pour une exploitation en classe dans le chapitre sur Mémoires : http://www.cndp.fr/crdp-reims/memoire/lieux/1GM_CA/monuments/01armeenoire.htm