En 1976, Bernard Lavilliers, dans la chanson La vallée de la Fensch, évoque la Lorraine sidérurgique où le travail éreinte les  hommes dans l’usine des Wendel mais leur donne une place dans la société

Un quart de siècle plus tard, dans une autre chanson, le chanteur donne la parole à un ouvrier :

« Un grand soleil noir tourne sur la vallée,

Cheminée muettes – portails verrouillés

Wagons immobiles – tours abandonnées

Plus de flamme orange dans le ciel mouillé…

j’voudrais travailler encore, travailler encore…

 forger l’acier rouge avec mes mains d’or […] 

J’peux plus exister là

J’peux plus habiter là

Je sers plus à rien – moi

Y’a plus rien à faire

Quand je fais plus rien – moi

Je coûte moins cher – moi

Que quand je travaillais – moi

D’après les experts… »

À travers ces deux chansons, Bernard Lavilliers, indéfectible soutien des ouvriers sidérurgistes, évoque le destin de la Lorraine. À partir de 1979, la crise, les « restructurations » et le chômage se sont abattus sur cette région qui devient sinistrée. C’est sur cette transformation majeure que revient le livre d’Ingrid Hayes, maîtresse de conférences en histoire à l’Université de Paris-Nanterre et auteure de plusieurs articles sur le sujet. Cette rupture  affecte le monde ouvrier local à un moment où l’ensemble du monde ouvrier français – et européen – est déstabilisé. En effet, après un long temps d’ « insubordination », les années 1968, le mouvement ouvrier français est confronté à une crise durable et multiforme. C’est celle-ci que présente cet ouvrage à partir d’une expérience de radio libre lancée puis muselée par la CGT dans la Lorraine sidérurgique en 1979-1980.

Le bassin de Longwy, région enclavée de mono-industrie dépendait encore largement de la sidérurgie à la fin des années 1970. Cette activité connaît des difficultés dès les années 1960 mais c’est en décembre 1978 que la crise s’affirme nettement avec d’importantes suppressions d’emplois : 8500 annoncés par Sacilor et 12500 par Usinor, en particulier en Lorraine. Le coup est terrible pour la région. Le mouvement syndical confronté à de nouveaux défis réagit : de manière classique avec la création d’une intersyndicale à Longwy, l’organisation de manifestations… plus radicale avec de nombreuses actions coups de poing mais aussi de manière originale avec  la création de radios locales. Radio Lorraine cœur d’acier, magnifique nom, est une initiative lancée en mars 1979, après que la CFDT de Longwy (fort combative et qui s’oppose à sa direction  nationale)  a mis en place une première radio syndicale « SOS emploi », en décembre 1978. Celle-ci, sur laquelle le lecteur aurait aimé en savoir plus, émet, avec l’appui d’une radio pirate alsacienne, de sensibilité écologiste, jusqu’à la fin de l’année 1979. En effet, fleurissent, alors en France,  des radios libres, souvent animées par des contestataires pour lutter contre une information jugée muselée par le pouvoir. En mars 1979, pour préparer une journée nationale de manifestation à Paris, la CGT crée radio Lorraine cœur d’acier (LCA) qui émet depuis Longwy..

Cette radio perdure au-delà, malgré le reflux de la mobilisation des sidérurgistes. Bien plus, elle acquiert localement une place importante, ce dont témoigne les vifs affrontements avec les forces de l’ordre après la tentative de brouillage du 17 mai 1979. Elle est  animée par trois journalistes professionnels proches de la CGT (parmi eux Marcel Trillat), des responsables syndicaux, politiques ou associatifs et des intervenants sans mandats, pour la plupart issus du bassin de Longwy, néo-militants ou non. Un nombre significatif de femmes « au foyer » se joignent ainsi à cette équipe, qui évolue au fil des mois. Les historiens se souviennent peut-être que Gérard Noiriel, alors jeune enseignant, membre du PCF, avant d’être connu pour ses travaux sur le monde ouvrier et l’immigration, anima une émission historique et publia avec  Benaceur Azzaoui (OS à Usinor et militant CGT) un livre sur cette lutte, Vivre et lutter à Longwy, (Maspéro, 1980)[1]. L’expérience dure des mois, infléchit la vie d’un certain nombre de personnes : animateurs radio improvisés, militants, syndicalistes ainsi que celle de femmes au foyer qui y viennent, la soutiennent sans cependant intervenir sur les ondes. La radio se veut relativement ouverte aux autres catégories sociales, à d’autres courants politiques voire parfois à la CFDT locale. Et ce au moment où le PCF, qui a rompu depuis peu avec le PS, suit une ligne sectaire et est confronté à des critiques internes. La direction de ce parti essaie, par ailleurs, d’imposer ses positions à la CGT non sans résistance de certains cégétistes.  Néanmoins, la sensibilité alignée sur le PCF parvient à infléchir l’orientation de ce syndicat sur les plans national et local, le temps de l’ouverture est passé.  La reprise en main de la radio et l’arrêt du versement des salaires aux  journalistes, à l’été 1980, suscitent toutefois  débats et désaccords qui marquent encore les mémoires. La reprise des émissions, avec une nouvelle équipe alignée sur la direction de la CGT, ne dure que quelques mois, de novembre 1980 à janvier 1981.

La fin des années 1970 marque bien un retournement de cycle économique, social et politique (pour reprendre les vieilles formules). Des secteurs industriels majeurs entrent en crise, licencient de nombreux ouvriers ce qui affecte fortement d’anciennes régions industrielles où le syndicalisme était puissant. Le recul du nombre d’ouvriers s’accompagne d’un effacement de la centralité ouvrière en termes idéologique et politique. Par ailleurs, les partis de gauche unis au début des années 1970 se divisent et ces divisions affectent le mouvement syndical : recentrage de la CFDT (avec la mise à l’écart de ceux qui contestent cette orientation), ligne sectaire  de la CGT imposée par une partie de l’appareil (contre la vision d’un Georges Séguy).

L’auteure a travaillé à partir de sources écrites (archives syndicales, archives privées), d’enregistrements d’émissions de la radio conservées aux Archives départementales de Seine-Saint-Denis et d’entretiens avec une vingtaine d’acteurs ayant participé à cette expérience. Elle présente son travail en trois temps. La première partie, qui aurait peut-être gagné à revenir de manière plus détaillée sur la lutte des sidérurgistes lorrains, présente la vie et la mort de cette « expérience inédite ». Cette partie permet de voir qu’un syndicat n’est pas un ensemble monolithique et que la CGT n’est pas forcément incapable d’innover. Dans une deuxième partie, sont évoqués, l’émergence d’un collectif militant, ses valeurs ainsi que l’ouverture dont se voulaient porteurs les animateurs de la radio. Enfin, c’est le jeu des dominations qui est analysé par l’auteure dans la dernière partie : domination « symbolique et culturelle des journalistes » par rapport aux autres intervenants ; domination subie par les femmes parfois dénoncée à l’antenne mais qui réapparaît à d’autres occasions. Enfin, l’existence d’émissions destinées aux immigrés (maghrébins en particulier) ne semble pas avoir facilité les relations entre les ouvriers originaires du Maghreb et les autres fussent-ils d’origine italienne ou polonaise.

L’intérêt de cet ouvrage est de revenir sur un moment charnière dans l’histoire sociale française. Le lieu (la Lorraine), le moment (la fin des années 1970), le secteur économique (la sidérurgie), et l’expérience (une radio) sont des plus  pertinents pour analyser le reflux des luttes ouvrières, l’érosion du mouvement syndical et les tensions internes au PCF liées en partie à son sectarisme. Il permet de réfléchir au basculement vers les années 1980 au cours desquelles certains ont voulu « ringardiser » les luttes sociales, les contestations et le mouvement ouvrier pour mieux réhabiliter l’entreprise, le néo-libéralisme et ses « joies ». Souhaitons d’autres études solides comme celle-ci qui permettent d’en approfondir la connaissance et contribuent à redonner aux hommes aux « mains d’or » leur dignité.

[1] Il évoque cette expérience ainsi que son passage de la Lorraine à Paris dans la postface de son ouvrage Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, (Belin, 2003).