Compte rendu Danielle Nottara-Minne
Cet ouvrage dense est composé de quatre essais, l’un sur le discours des femmes dans la littérature contemporaine, l’autre sur la lecture des romanciers du XIXe siècle, le troisième sur la « république des romanciers »et enfin sur le regard d’Henry James par rapport au monde qui est le sien : la république française du XIXe siècle et son pays d’origine, l’Amérique .
Danielle Nottara-Minne est Prag à l’UMB de Strasbourg

Dans cet ouvrage composite, Mona Ozouf amatrice des belles lettres alimente par ses connaissances historiques des essais critiques sur la littérature des XIXe et XXe siècles. Cet ensemble varié, dense dont Mona Ozouf dans la préface a du mal elle-même à faire la synthèse est tout cas, une mine de connaissances et de réminiscences pour une historienne ordinaire, formée en France par l’école publique dont M. Ozouf est elle aussi débitrice.Des supports historiques qui ont été les domaines de recherche de M. Ozouf alimentent ces ouvrages : le rôle de la révolution française, l’histoire du XIXe siècle en France et un regard sur l’historiographie féministe du XXe siècle en Amérique surtout servent de fondement à M. Ozouf pour rédiger ces essais sur des œuvres littéraires célèbres. Mona Ozouf montre sa connaissance de la littérature contemporaine au sens historique du terme ; une vraie découverte ou relecture d’œuvres classiques par la perception d’une historienne de métier, lectrice de romans mais sans spécialités, donc sans a priori dans ce domaine.

« Les mots des femmes, essai sur la singularité française » commencent par des portraits de femmes écrivains et célèbres du XVIIIe siècle à nos jours. Portraits bien amenés, de véritables chefs d’œuvre parfois qui vous redonnent l’envie de lire certaines plumes féministes de ces époques. Les portraits de madame du Deffand, de Simone Weil, de Simone de Beauvoir sont de petits bijoux.

Les femmes de lettres, premières émancipées ?

L’idée majeure est que dans la société française, les femmes ont paradoxalement gardé une liberté de ton qu’on ne trouve pas ailleurs ; si l’égalité des femmes alors revendiquée, n’a pas pris lors de la révolution française, et a même été contestée et rejetée, surtout dans son aspect politique, cela n’a pas empêché les femmes françaises d’avoir des occupations sociales, de vivre dans le champ social ( et non uniquement familial comme les Américaines), dans l’entourage des hommes ; elles n’ont pas vraiment revendiqué de libertés politiques (sauf exception).. Le témoignage d’Henry James, présenté dans un autre essai de cet ouvrage, confirme cette opinion ; jamais, les femmes françaises n’ont vraiment été des exclues, leur liberté de ton et de circulation frappe notre auteur et ce point de vue est confirmé par M. Ozouf. Les féministes ont déjà protesté lors de la sortie de cet ouvrage en 1995 et protesteront peut-être encore, mais vu la complexité de l’étude du statut féminin et la situation ambivalente actuelle, égard aussi à ma propre ignorance de la question, je reprends cette interprétation.

Ensuite dans un deuxième essai, « Les aveux du roman » elle s’appuie sur un ensemble de romans du XIXème siècle : « Delphine », 1802, écrit par Germaine de Staël ; « Beatrix » de H de Balzac, (1833-1844) ; « Valentine » de George Sand, (1832) ; « Lucien Neuwen » de Stendhal (1839) ; « Les Misérables » de V.Hugo ( 1862) ; « Prêtre marié » de Barbey (1865) ; « Bouvard et Pécuchet » de G.Flaubert (1877-1880) ; « La conquête de Plassans » d’E.Zola ; « L’orme du mail et le mannequin d’osier » d’A.France de la fin du XIXème siècle.
En reprenant ces romans, elle essaie de voir comment se conjuguent la tradition prérévolutionnaire et l’esprit de la révolution chez ses héros qui tous appartiennent au XIX siècle; elle montre que la société française, à travers nos romanciers croise le goût des traditions et un nouvel individualisme qui vient tout directement de la révolution et s’affirme dans le monde nouveau; une croyance en la vertu humaine, telle que Jean Valjean la démontre, un optimisme à la Lucien Leuwen, un fatalisme social partagé par les héros de Zola et de V.Hugo, toutes ces valeurs nouvelles et individualistes inscrites dans un programme républicain qu’aucun des auteurs ne contestent quittes à les réfuter (Barbey d’Aurevilly).

L’esprit de la Révolution

Elle analyse une France profonde de province et du terroir tellement intéressante si l’on a oublié ses classiques. A travers l’étude de tous ces romans, elle essaie de relire la trame révolutionnaire et contre-révolutionnaire telles que la société française les a progressivement « digérées » pendant le XIXème siècle. Nous voyons comment à travers le parcours des héros, la révolution de 1789 et de 1792/3 a été oubliée, acceptée ,digérée. Pour moi, c’est une belle leçon d’histoire sociale qu’elle fait là, à travers nos auteurs et au-delà des polémiques partisanes.

Puis, « La muse démocratique » donne le regard d’ Henry James sur son siècle( 1843-1917)un auteur majeur que je n’avais jamais lu mais que je découvre à travers elle : un témoin prodigieux qui vient de la société américaine mais que l’Europe fascine par justement son maintien des traditions, par son histoire particulière. Elle reprend le vieux débat de A.de Tocqueville sur la démocratie américaine, prodigieux et prémonitoire: les Américains ont l’esprit démocratique dans l’âme, mais justement, en développant l’uniformité du caractère, attribuée à la démocratie, cela leur enlève une spécificité, un caractère particulier que H.James revendique tout au long de son œuvre, que M..Ozouf met en évidence et que l’auteur cher à son cœur regrette tant: c’est pourquoi beaucoup de ses héros, comme lui-même, voyagent en Europe, y trouvent le goût des lettres, des arts et de l’individualité chers à son cœur ; les Européens sont peut-être volages mais ils ont une complexité d’âme que l’auteur préfère, les femmes sont moins libérées mis subtiles et il y a du grain à moudre dans leurs cités que ce soit Londres, Paris ou Rome (celle-ci étant la préférée de H.James du fait de son passé
culturel).

L’individu démocratique, typique du continent américain, est trop monotone et H.James comme Tocqueville a besoin de voir autre chose et s’installe dans la vieille Europe.

Le dernier essai, « La république des romanciers » s’appuie sur Stendhal et Hugo. Les deux auteurs ont été confrontés à la venue de la République. Mais qu’en faire ? pour Stendhal, c’était une évidence, pour Hugo, cela a représenté un long itinéraire personnel qui le fait passer par la formule : « le mot (monarchie) mais pas la chose, la chose (république) mais pas le mot ». derrière cette formule, se cache la volonté républicaine mais sans recréér les désastres de 1792, sans revenir à des conflits dramatiques. Nos auteurs évoluent très largement dans leur siècle mais en refusent les excès.

M. Ozouf révèle ainsi une culture littéraire hors pair et surtout nous convie à lire une littérature américaine peut-être ignorée par un certain nombre et nous rappelle allègrement à la relecture de nos classiques avec d’autres yeux, ceux d’ une historienne.
Bref, un trésor, une lecture stimulante, un cadeau pour ceux qui ont le temps…