Néanmoins « il s’en démarque quant à la forme dans son aspect essentiel : cet ouvrage en effet fait une place conséquente à des témoignages et il s’efforce de situer son objet dans le mouvement de l’Histoire ». Sa lecture n’a cependant pas comblé les attentes de l’historien.
Les deux tiers de l’ouvrage sont des transcriptions de témoignages ; les questionnaires qui ont servi à les recueillir sont proposés en annexe.
De retour d’un voyage qu’elle avait organisé à Auschwitz avec des élèves volontaires de deux classes de terminales littéraires du lycée dans lequel elle enseigne la philosophie, l’auteur découvrit que la grand-mère de l’une de ses élèves, ainsi que les trois sœurs de cette dernière avaient été déportées à Auschwitz avec leur père et que les quatre avaient survécu. « Quatre sœurs déportées en même temps, quatre sœurs internées, quatre sœurs rescapées ! Quatre miraculées ! Quatre héroïnes de l’histoire de la shoah (sans majuscule dans le livre) ! » L’idée s’impose alors de recueillir les témoignages des trois sœurs encore en vie (l’auteur parle de « capture » des témoignages) « afin de mesurer la singularité de leurs expériences respectives » : « J’ai saisi que se présentait là un potentiel de matériau extrêmement précieux pour tenter une fois de plus une entrée dans la réalité de la shoah, pour tenter encore de la penser, de la comprendre ». Les témoignages des enfants et des petits enfants sont également recueillis afin de mesurer l’impact du traumatisme au sein de la famille sur les générations suivantes et d’évaluer les modalités de sa transmission.
Témoignages de rescapées d’Auschwitz et de leurs descendants
Julie (27 ans), Lucie (20 ans), Alice (18 ans), Yvette (15 ans) et leur père sont arrêtés par la Milice française le 19 avril 1944 à Marseille. La famille a été dénoncée comme juive comme l’avaient été deux frères réfractaires au STO dans les semaines précédentes. Conduites dans les locaux de la Gestapo, internées à la prison des Baumettes, transférées à Drancy, les quatre sœurs partent pour Auschwitz dans le même convoi que leur père, le 20 mai 1944.
Les témoignages, malheureusement très proches des très nombreux témoignages publiés dans de très nombreux ouvrages relatent l’enfer du voyage, l’arrivée sur la rampe d’Auschwitz (le père part pour le crématoire : « Je l’ai vu embrasser des livres de prières, il a eu le temps de nous dire : « Mes enfants c’est la fin. » »), le tatouage, la tonsure, le bloc de la quarantaine où les quatre sœurs sont encore ensemble. Il est assez exceptionnel que, arrivées dans un camp d’extermination (on aurait cependant aimé que soit rappelée la distinction entre les trois camps qui composent le complexe d’Auschwitz), elles aient toutes les quatre survécu, malgré des épreuves d’une horreur absolue.
Julie fut transférée à Ravensbrück et survécut à la « marche de la mort » consécutive à l’évacuation du camp. Lucie demeura à Birkenau, y creusa des tranchées qu’elle dut ensuite reboucher, attrapa la gale et la dysenterie ; sélectionnée pour la chambre gaz, elle eut la surprise devant l’entrée de voir une femme lui lancer des vêtements alors qu’elle était nue, abasourdie elle s’enfuit jusqu’à son bloc. Elle se cacha lors de l’évacuation du camp, se nourrit de neige pendant huit jours et ne pesait plus que 23 kg à l’arrivée des Soviétiques. Yvette fut chargée de la corvée de transports des cadavres dans un wagonnet, résista à la scarlatine et eut finalement la chance d’être transférée dans un Kommando de travail puis au camp de Theresienstadt où elle fut libérée.
Traumatisme et transmission
Les témoignages portent aussi sur le ressenti des déportées ainsi que sur la transmission de cette horreur vécue aux générations suivantes. Au camp, c’est la déshumanisation qui est la plus insupportable : « J’étais devenue une « bête » ; je ne pensais plus qu’à une chose : survivre ! » « Dès le début on était déjà plus soi même ». Après, il fallut réapprendre à vivre. Deux des trois soeurs ne purent parler à leurs proches ; la troisième affirme avoir essayé mais avoir dû constater qu’on ne voulait pas la croire. Il est regrettable qu’aucune mise en perspective ne soit alors établie avec les travaux qui existent sur ce sujet, en particulier ceux d’Annette Wieviorka. Aujourd’hui, très âgées, les trois sœurs parlent beaucoup de leur déportation et l’expérience du camp semble même envahir leur vie et celle de leurs proches.
La Shoah est en effet terriblement présente dans la famille. Plusieurs des enfants et des petits enfants ont souffert ou souffrent encore de troubles psychiques graves (cauchemars, angoisses, tentatives de suicide, nécessaire recours à la psychothérapie). Même quand ils se disent ni croyants, ni pratiquants, tous les enfants et petits enfants pratiquent les grandes fêtes religieuses juives (« pour rendre hommage à ma grand-mère et à mes ancêtres » dit l’un d’entre eux) et donnent des noms juifs à leurs enfants. Tous entendent continuer à transmettre, mais plusieurs s’inquiètent de ne pas en être capable.
Réflexions philosophiques
Quel que soit l’intérêt de ces témoignages bouleversants, le lecteur arrive à la page 104 sans qu’il n’ait encore été question du négationnisme. L’auteur aborde alors une démonstration philosophique qui conduit à une interprétation philosophique du négationnisme ; celui-ci demeure à l’état de concept et n’est jamais considéré comme un phénomène historique contextualisé. Les éléments de l’argumentation sont les suivants :
– La Shoah réduit les hommes à l’état de matière, à des corps nus que l’on brûle en masse : la Shoah c’est le « suicide de l’humanité ». Dans les camps d’extermination les nazis veulent détruire le sujet pensant : la Shoah c’est le « suicide de la pensée ».
– « L’Histoire de l’homme c’est l’histoire de la maîtrise progressive de la nature par la pensée » : en voulant tuer le sujet pensant, en empêchant la pensée de suivre son cours, le nazisme empêche « l’Histoire de se prolonger ». En niant la Shoah, les négationnistes poursuivent les mêmes objectifs : « la Shoah se poursuit à travers ceux qui la nient ».
– Par leur témoignage nécessaire, les rescapés de la Shoah cherchent à restaurer les fils de leur histoire, à rétablir le sens de leur existence. Par leurs travaux les historiens permettent d’expliquer et de comprendre : ils « peuvent aider les rescapés à restaurer le fil du temps de leur histoire ». En niant la Shoah, les négationnistes veulent empêcher cette quête de sens et d’Histoire.
Pourquoi cette volonté de destruction de l’homme vise-t-elle particulièrement les Juifs ? Les cinq dernières pages du livre proposent de dévoiler « le sens de l’antisémitisme contemporain ». « Le peuple juif est un peuple fondamentalement attaché au « fil » de l’Histoire, et d’abord de son histoire ». Le judaïsme se distingue des religions païennes par sa rupture avec les cultes de la nature, par son intérêt pour le monde des hommes comme monde chargé d’un sens proprement historique. La haine contemporaine des Juifs est une haine de l’homme, une haine de la pensée, une haine du temps et de l’histoire, « car haïr le temps et l’Histoire aujourd’hui, c’est haïr l’homme dans ce que celui-ci a de plus humain ».
Réflexions sur la Question négationniste n’est pas un ouvrage d’histoire. Le professeur d’histoire désireux de faire le point sur le négationnisme pourra se reporter à quelques ouvrages fondamentaux : Pierre Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire, La Découverte, 1987 ; Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France, Le Seuil, 2000 sans oublier le numéro 3 des Collections de l’Histoire, Auschwitz et la solution finale, 0ctobre 1998 et l’article d’Annette Wieviorka dans le N° 331 de L’Histoire, mai 2008. Sur le thème du témoignage des rescapés on se reportera à l’ouvrage d’Annette Wieviorka, Déportation et génocide : entre la mémoire et l’oubli, Hachette Pluriel, 1995 et à celui de Charlotte Delbo, Mesure de nos jours, 1971 qui est une enquête auprès de 49 rescapées de son convoi de 230 femmes parties de Compiègne pour Auschwitz le 24 janvier 1943.
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