Témoignage et argumentaire abolitionniste d’un ancien esclave noir à la fin du XVIIIe siècle.

En accueillant ce court volume, le champ de l’historiographie de l’esclavage et des traites, dont l’activité ne se dément pas, s’enrichit d’une nouvelle pièce qui fait écho à deux publications récentes : la synthèse de Tidiane Diakité sur « La traite des Noirs et ses acteurs africains » (Berg International, 2008), qui a donné lieu à recension sur le site des Clionautes (http://www.clionautes.org/?p=2156), et le « Journal d’un négrier au XVIIIe siècle » du capitaine William Snelgrave, (Gallimard, 2008). Ce nouvel apport est un étonnant document qui surgit d’un lointain passé. Sa première édition française datait en effet de… 1788. Pourtant, c’est d’un texte véritablement atypique qu’il s’agit. Publié initialement à Londres en anglais l’année précédente, il émane en effet d’un esclave noir affranchi.

Mise en relief par un avant-propos aussi clair et concis qu’informatif de la philosophe Elsa Dorlin, auteur de « La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française » (La Découverte, 2006), la parole qu’il véhicule est singulière. Le langage de l’homme libre y résonne du traumatisme toujours vivace de l’esclavage, et l’accent du virulent prédicateur abolitionniste s’y montre fortement imprégné d’acculturation chrétienne.

Mêlant témoignage et pamphlet, ce bref écrit est inséparable de la figure de son auteur. Noir africain enlevé en 1769 sur le territoire de l’actuel Ghana à l’âge d’environ 12 ans, Ottobah Cugoano fut réduit en esclavage sur une plantation de l’île de la Grenade, puis racheté par un couple d’artistes londoniens qui le ramenèrent comme domestique en Grande-Bretagne avant de l’affranchir. Sa conversion au christianisme lui permit d’accéder, largement en autodidacte, au monde de l’écrit. Il se lie alors à un autre Noir affranchi devenu un intellectuel, Olausah Equiano (dont le propre récit biographique connut un succès littéraire notable), avec lequel il fonde une société abolitionniste baptisée The sons of Africa. Le point d’aboutissement de sa logique militante est la rédaction de ce texte, qui s’inscrit dans le genre très spécifique des «Slave narratives», ces récits d’esclaves dont le mouvement abolitionniste anglais encouragea la publication pour sensibiliser l’opinion à sa cause. La plupart furent transcrits ou même forgés par des auteurs européens. Il est donc difficile de mesurer la part directement prise par Cugoano à la rédaction de ce texte. L’enjeu est du reste assez accessoire, car sa marque personnelle est indéniable.

En effet, Cugoano apporte un “regard de l’intérieur” sur le système de la traite et l’esclavage. Les passages les plus puissants concernent assurément le récit de son enlèvement, en maniant la force, la ruse et la menace, par des trafiquants noirs en affaires avec les vaisseaux négriers européens. D’autres traits de son expérience personnelle émergent plus ponctuellement par la suite au sein d’un propos désormais dominé par l’argumentaire abolitionniste. La diversité et la solidité de celui-ci témoignent de l’expérience militante accumulée par les milieux investis dans cette guerre d’idées de longue haleine. La palette est large. Les références bibliques sont omniprésentes, sans être exclusives. Les arguments moraux, les avertissements prophétiques (du châtiment divin à la révolte des Noirs), le sentiment d’humanité, les traditionnelles vertus anglaises et même l’intérêt bien compris sont tour à tour convoqués avec énergie pour appeler à l’abolition de ce «commerce de la chair humaine» qu’est l’esclavage. A travers cette évocation d’une forme de cannibalisme métaphorique, retentit sans doute une critique de fond à l’encontre de la civilisation européenne, «déshumanisée» et «ensauvagée» par la pratique de la traite, ainsi que le souligne Elsa Dorlin.

Les exhortations d’Ottobah Cugoano portèrent-elles leur fruit ? Le combat abolitionniste continua deux décennies encore en Grande-Bretagne avant de triompher en 1807. Mort quelques années plus tôt, le militant noir n’en connut pas l’issue, mais ses lignes eurent assurément leur part dans cette victoire. Mêlant indissociablement le murmure de l’esclave au cri d’indignation de l’homme libre, leur écho résonne encore.

Guillaume Lévêque © Clionautes.