Née en 1923, Résistante à dix sept ans, déportée avec sa mère à Ravensbrück et à Mauthausen, Marie –José Chombart de Lauwe a écrit un témoignage remarquable sur son engagement durant la guerre. Bien écrit et très « captivant « , l’ouvrage ( qui reprend en partie un témoignage écrit dès 1946 à son retour de déportation) peut être lu avec profit par nos élèves de collège et de lycée. Il est traversé de part en part par une volonté de décrire de comprendre et par une forte exigence morale. C’est cette tension qui donne sa valeur à l’ouvrage.

L’enfance , l’engagement dans la Résistance.

L’auteur Marie-José Wilborts est née dans une famille de la bourgeoisie,
plutôt « libre penseur « du côté de son père, pédiatre réputé à Paris, et très catholique du côté de sa mère. L’une de ses sœurs devint religieuse. La Première guerre mondiale marqua le couple des parents : tous deux s’engagèrent dans le conflit, comme médecin et comme infirmière, mais son père fut victimes des attaques de gaz. Ils gardèrent de cet engagement un fort sentiment patriotique, ainsi qu’une hostilité à l’égard des Allemands qui explique leur entrée dans la Résistance. Après la guerre, le père de Marie-Jo reprit ses activités, mais sa fragilité pulmonaire l’obligea à s’installer dans l’île de Bréhat. C’est en Bretagne que Marie-Jo passa une grande partie de son enfance et entreprit des études de médecine.
C’est surtout à Bréhat que Marie-Jo et sa famille vécurent la défaite et l’occupation. Sa mère, très dynamique, joua un rôle actif dans les premiers réseaux de Résistance, souvent liés aux services secrets britanniques. En Bretagne, les Résistants menaient deux activités principales : le passage en Angleterre de Résistants et d’aviateurs abattus au dessus de la France et la collecte de renseignements sur les installations militaires allemandes. Malheureusement le réseau était infiltré par les agents de renseignements allemands, et en mars 1942 une quinzaine de membres du réseau parmi lesquels figurent ses parents sont arrêtés et emprisonnés d’abord à Angers, puis à la prison de la Santé à Paris et enfin à Fresnes. Marie-Jo n’est pas torturée, mais elle subit des interrogatoires brutaux qui combinent pression physique et chantage moral.

Elle y fait face avec une grande force morale, sans rien céder à ses interrogateurs et en parvenant surmonter sa peur par une sorte de processus de dédoublement intellectuel. En prison, elle souffre surtout de la faim, de l’humiliation, de l’isolement. Elle rend hommage à la force morale des emprisonnés, en particulier de ceux qui allaient être exécutés au Mont-Valérien. Elle est condamnée à la déportation dans la catégorie Nacht und Nebel (secret, impossibilité de recevoir des colis) sans comparaitre devant un tribunal. Malgré la dureté de l’emprisonnement, celui-ci n’avait rien à voir avec la déshumanisation du système concentrationnaire. L’auteur le dit fort bien : » En prison, nous étions pour les nazis des ennemis à combattre, à annihiler, donc d’une certaine manière nous restions des hommes et des femmes qui pensent. Qui pensent contre eux, mais qui pensent comme eux. (…) Bientôt, « envoyée en Allemagne », jetée en fait dans l’abomination des camps, je perdrai cette humanité pour n’être plus qu’un objet sans valeur « ( p117).

La déportation

Le 26 juillet 1943, elle est déportée à Ravensbrück avec cinquante huit autres déportées. Le voyage ne se déroule pas dans un wagon à bestiaux mais dans un wagon ordinaire sévèrement gardé. Le père de Marie-Jo déporté quelques mois plus tard, ne survécut pas à sa déportation à Buchenwald. Les pages consacrées au camp de Ravensbrück permettent de comprendre l’entreprise de déshumanisation menée par les nazis : entassement dans des blocks de 500 déportées, lever à 3h 20, appels interminables dans le froid, faim, brutalité extrême des gardiennes SS et parfois des responsables de block, expérimentations pseudo–médicales, »transports noirs » qui conduisent les déportées âgées ou malades à la mort, maladies ou blessures qui aggravent la faiblesse physique et peuvent conduire à la mort. « Visages morts, yeux vides, traits durcis, misère indescriptible ».

Ce sont surtout la volonté de survivre, la ténacité, et la solidarité avec les autres déportées françaises ou étrangères (tchèques, polonaises, russes ukrainiennes) qui permettent de survivre : refus d’abdiquer ce qui constitue l’essence de son identité, partage de colis possibilité de sommeiller pendant qu’une autre fait le guet , dons d’objets. La volonté de comprendre était également essentielle. Au delà du « mal absolu » et de l’incohérence qui sévissaient dans ce « monde autre », il fallait essayer d’en comprendre les rouages. On sait que ce fut l’une des grandes forces de Germaine Tillion que d’avoir analysé dès sa déportation les mécanismes du système concentrationnaire ( liste des principaux responsables SS, hiérarchie des détenues) et d’avoir démonté ses mécanismes à ses camarades. L’auteur rend également hommage à d’autres déportées qui se sont efforcées de comprendre les mécanismes de la survie psychologique dans l’enfer concentrationnaire. D’autres ont analysé l’exploitation économique des détenus à laquelle se livraient les SS en les « louant « à des entreprises industrielles. Il faut ainsi lire le chapitre court mais essentiel intitulé « Le Mal absolu »(pp 203-217) que l’auteur consacre à l’analyse du système concentrationnaire et aux capacités de survie des déportés.

L’auteur a occupé deux postes différents. Elle travailla d’abord dans les ateliers Siemens au montage d’appareils électriques destinés à l’aviation. A ce poste, elle s’efforça de freiner une production destinée à l’armement et finit par être chassée de ce poste. Elle est ensuite affectée à la « Kinderzimmer » le block des nourrissons. En effet des femmes enceintes étaient déportées et accouchaient dans le camp. Dans des conditions extrêmes, Marie-Jo et ses compagnes essaient de nourrir les nouveaux-nés et de réconforter les mères, mais les enfants souffrent du froid et de la faim et la mortalité est effrayante, la plupart d’entre eux meurent. En février 1945, une partie des mères sont évacuées avec leurs enfants et peut-être tuées. L’approche de la défaite allemande accroît les difficultés : le nombre de déportés augmente les approvisionnements sont de plus en plus difficiles, des Résistantes sont exécutées. En mars 1945, plusieurs milliers de déportées, parmi lesquelles Marie-Jo et sa mère sont transférées en wagons à bestiaux de Ravensbrück au camp de Mauthausen en Autriche. Les conditions sanitaires se dégradent. Des convois de déportées affluent. En fin de compte, en avril, environ 1300 déportés de Mauthausen sont remis à la Croix –Rouge, sur l’ordre de Himmler. Marie-Jo et sa mère partent le 22 avril, parviennent en Suisse, puis en France où elles arrivent le 1er mai à l’hôtel Lutétia.

Retour à la vie- Les combats de l’après-guerre pour l’enfance et contre le retour du danger fasciste.

Les engagements de l’après-guerre sont marqués de manière directe ou indirecte par l’expérience de la Résistance et de la déportation.

L’après-guerre est difficile. La moitié des déportés de son réseau sont morts dans les camps. L’auteur est frappée par l’indifférence des habitants de Rennes. Elle reprend puis abandonne ses études de médecine pour se tourner vers la psychosociologie de l’enfant. En 1947, elle épouse l’ethnologue et ancien pilote de guerre Paul-Henry Chombart de Lauwe. Ses travaux la conduisent à étudier l’inadaptation de l’enfant.

Elle en montre bien les composantes sociales (s’adapter au monde bourgeois dominant), souligne les risques de l’ isolement et plaide pour la création d’espaces urbains favorisant à la fois le développement et l’insertion sociale des enfants. Elle participe à la rédaction de la Charte des droits de l’enfant adoptée par l’Onu. Elle mène plusieurs enquêtes sur la situation des femmes dans les années 1960. Elle termine sa carrière comme directrice de recherche honoraire au CNRS. Elle participe aux combats, mais aussi aux débat des associations de déportés. Elle témoigne au procès de certains dirigeants du camp de Ravensbrück, qui se tient à Rastatt en zone d’occupation française dans le prolongement du procès de Hambourg. Elle souligne l’absence de sentiment de culpabilité des accusés. Elle est membre à la fois de la FNDIRP, proche des communistes, et de l’ADIR moins marquée politiquement.

Sans être communiste, elle fait preuve d’une grande admiration pour Marie- Claude Vaillant- Couturier. Elle est également proche de David Rousset, ancien déporté lui-même, lorsqu’il dénonce les camps soviétiques à la fin des années 1940. Son engagement est parfois risqué. En 1968, lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie, elle laisse longuement s’exprimer, lors d’une réunion d’anciennes déportées, une doctoresse tchèque ancienne déportée, ce qui lui vaut certaines inimitiés. La doctoresse tchèque fut elle-même durement sanctionnée dans son pays. L’auteur milite également, par le biais de la Fondation pour la mémoire de la Déportation, pour que la mémoire des déportés politiques ne soit pas oubliée. Membre de Ligue des Droits de l’Homme, elle mène enfin un vigoureux combat contre l’extrême-droite et la renaissance des mouvements extrémistes.

Dès la guerre d’ Algérie, elle s’inquiétait du programme politique fascisant de l’OAS et protestait contre la torture pratiquée dans l’armée française. Elle participe activement à la lutte contre le négationnisme, ce qui n’est pas sans risque. Quelques jours après avoir témoigné dans un procès contre un négationniste, son appartement est saccagé, sans qu’un lien de cause à effet puisse être établi. Enfin, elle dénonce vigoureusement la résurgence des mouvements d’extrême-droite, et en particulier du Front national dont elle souligne les trois composantes : l’activisme qui est le fait d’une minorité violente, le programme idéologique et la tentative pour séduire les électeurs. Elle s’inquiète de la renaissance du racisme : « Il suffit d’écouter comme on parle aujourd’hui des migrants ou des Roms, comme s’il s’agissait de » déchets humains », de « choses » comme nous considéraient nos gardiens. Il suffit de lire les élucubrations sur « le grand remplacement », l ’idée paranoïaque qu’une population de substitution gangrènerait la France pour comprendre que le racisme est toujours là ». Ecrites peu après les attentats de janvier 2015, les dernières lignes de l’ouvrage montrent l’étonnement de l’auteur face à la montée de l’intégrisme musulman. Son ouvrage se termine par un optimisme mesuré « J’espère que les jeunes du XXI ème siècle sauront éviter les drames que ma génération n’a pas su éviter et à dû si douloureusement surmonter ».

« La solidarité, le dialogue avec l’autre sont vitaux pour y parvenir. Seuls, ils permettent de construire » Phrases qui témoignent de ce qu’est l’engagement de l’auteur : avoir vécu une expérience de déshumanisation extrême et en tirer des leçons pour l’avenir.