Quand on parle de Versailles, apparaît immédiatement à l’esprit, le château et ses « jardins ». Ce n’est que la toute petite partie d’un territoire dont beaucoup ignorent l’existence, l’étendue et la fonction.

Versailles ne serait pas Versailles sans son Grand Parc (800 hectares), sans le large plateau de Saclay (8000 hectares), sans les réseaux techniques, les édifices d’aménagement, de contrôle et de gestion des flux, des plantes, des animaux et des hommes habitants ces espaces.

Le château a pris tant de place dans l’imaginaire populaire qu’il semble difficile à beaucoup de l’envisager comme le fait Grégory Quenet, comme un organisme vivant préexistant à la pierre des rois et lui survivant. La patrimonialisation du château, son incorporation dans l’imaginaire culturel français, donne l’illusion d’une construction immémoriale, d’une naturalité dans la ville et le territoire, d’une fixité à laquelle il ne faut pas toucher, ni par une modification architecturale, ni par une exposition d’art moderne…

C’est à l’histoire des flux d’eau, d’aliments, d’énergie, de déchets, à l’histoire du pacte social sur la terre comme marchandise de l’échange, à l’histoire des tensions et des conflits sur l’usage du sol et sur le territoire que nous convie ce livre.

Grégory Quenet, professeur des Universités en histoire moderne et créateur d’une des premières chaires françaises de l’histoire de l’environnement à l’Université de Versailles-Saint-Quentin (UVSQ) où il assure des enseignements d’histoire environnementale comme à Sciences Pô comme à l’EHESS. Il est également responsable du portail français des humanités environnementales : http://humanitesenvironnementales.fr/

Une histoire naturelle qui serait la base de la connaissance humaine

Dans cette histoire environnementale de Versailles, Grégory Quenet redonne son rôle central à l’histoire naturelle, comme la dénomment les Modernistes, une histoire naturelle qui serait la base de la connaissance, d’une histoire de la nature comme un organisme vivant, changeant, moteur générant des formes, des espaces et des sociétés.

Dans cet espace organisé par le pouvoir d’un roi, dans cet espace de la victoire du pouvoir sur la nature, il s’agit de se détacher du modèle anthropocentrique qui s’est imposé depuis le XIXe siècle pour retrouver celui d’un gigantesque métabolisme où circulent combustibles, flux, aliments, bois, matières premières et où il faut évacuer les produits transformés, divers miasmes et déchets organiques, en espérant que les transformations et consommations permettent une régénération non plus naturelle, mais matérielle qui maintienne une forme de vie dans l’espace.

Le Versailles absolutiste est devenu le modèle, l’archétype d’une soi-disant domination réussie de la nature, définissant un rapport particulier de la France à l’environnement alors qu’il n’a cessé de négocier, de trouver des arrangements avec la nature et les hommes, modifiant ainsi un paysage et une structure sociale préexistante pour tenter de survivre dans un espace relativement hostile en développant une économie de prédation cynégétique pour le plaisir des rois.

Il convient de réécrire cette histoire qui est depuis longtemps, fondée uniquement sur le Petit Parc des jardins, et non pas sur l’espace nécessaire à l’écologie globale du château, comme domaine de production alimentaire, hydraulique et énergétique.

Avec Versailles, l’auteur réexamine la dimension environnementale et matérielle des villes, dimension oubliée depuis leur industrialisation, le cycle de l’eau et de l’air qui donne un nouveau sens à l’interprétation culturelle et historique du château, vulgate presque unique du lieu. Comment un site aussi dépourvu de qualités environnementales, ce moulin sur sa colline venteuse, ce plateau vide d’hommes qui lui préfèrent les vallons ramifiés de la Bièvre ou de l’Yvette, peut-il prendre vie ? Par le récit fondateur de la chasse royale.

Quand le roi chasseur, nomade devient un roi sédentaire, une politique de régénération de la nature est nécessaire

Ce changement d’occupation entraîne un choc écologique procédant de la création d’un domaine de chasse, une action à multiples conséquences sur une nature cultivée et habitée. Comment donc, la wilderness (relative) disparaît-elle au profit d’allées de chasse ou de jardins géométriques ?

On l’ignore trop fréquemment, les chasses fastueuses des rois ne sont pas «naturelles ». Elles sont le résultat de la gestion de flux et de la reproduction du gibier dans un domaine de résidence royal permanent. Ainsi, l’itinérance de la cour était rendue nécessaire par la limitation biologique des prélèvements cynégétiques, à la régénération naturelle des espèces végétales et animales, ainsi qu’à l’évacuation des déchets de la cour. Quand le roi chasseur, le roi nomade devient un roi sédentaire, une politique de cohabitation, de régénération de la nature est nécessaire. Il conviendrait de savoir même après 1682, date de l’installation de la cour et du gouvernement à Versailles, quel temps Louis XIV passe-t-il effectivement dans son domaine ? Le temps de l’itinérance n’est pas complètement achevé et on peut ajouter que Louis XV est obligé d’étendre son parcours de chasse, non par détestation de la cour mais par nécessité de gibier.

La colonisation du plateau de Saclay et de la Plaine de Versailles par le pouvoir royal

Il n’en est pas moins vrai que l’installation de la cour à Versailles, bouleverse l’équilibre entre agriculteurs, propriétaires ou fermiers dans un espace rural. La colonisation du plateau de Saclay et de la Plaine de Versailles par les gardes-chasses, les piqueurs et autres hommes du domaine de chasse pose une question juridique et foncière de premier ordre. La spécificité de Versailles repose sur ce point, l’enchevêtrement de villages, de chemins, de propriétés rurales enclavées dans un territoire revendiqué par le pouvoir royal.

En effet, la monarchie n’est pas enracinée dans l’espace à Versailles, comme elle peut l’être dans d’autres domaines de chasse royale. Les chiffres sont impressionnants, l’opération d’intérêt monarchique porte le domaine de 2 hectares en 1624, à 49 en 1628, à 2 500 hectares en 1678, à 8 000 hectares en 1683, jusqu’à 11 000 hectares en 1715. Par manque d’argent pour acheter les propriétés, comme ce fut le cas sous Louis XIII, le grand roi est contraint à l’échange. Le roi négocie avec ses sujets, le droit du plaisir de chasser contre le droit à la subsistance. Huit villages sont enclavés dans le domaine tandis que deux sont détruits purement et simplement, cimetière compris. Versailles est l’aboutissement d’un long processus de privatisation de la nature entamé au Moyen-Age par les rois pour contrôler une ressource disputée, le gibier et les terres.

Par conséquent, contrairement à d’autres domaines où comme à Chambord, les hommes ont été exclus en faveur des espaces forestiers propices au gibier, ou à Compiègne où 15 600 habitants vivent autour du parc fermé de murs d’enceinte, à Versailles, des hommes continuent à cultiver dans cet espace, subissant la loi d’un usage de la nature imposée, les cultures endurant les ravages des animaux.

Une emprise hydraulique sur le paysage

En plus de cette présence humaine installée sur ces terres depuis les gallo-romains, il a fallu gérer une pression autrement plus importantes, celle des courtisans et des domestiques, qui agencent des flux, détournent des dynamiques, modifient le métabolisme de la Plaine de Versailles et du Plateau de Saclay, au profit du château et de la ville. Les prélèvements, la production, le transport et les pollutions sur l’eau rare dans la région, sont à l’origine de l’aménagement de larges espaces et d’extraordinaires structures aériennes ou souterraines (aqueduc de Buc, rigoles des mineurs…) allant de la Seine à Maintenon, de Saclay à Marly, de Buc à Grignon : 34 kilomètres d’aqueducs sur arches, 8 millions de mètres cubes d’eau stockée dans 21 étangs et retenues qui ont profondément façonnés le paysage tant apprécié des Yvelines. Versailles est d’abord cette emprise hydraulique sur le paysage !

Et cette incorporation des eaux dans l’espace social se heurte aux obstacles du droit, des usages communaux, des changements de sens dans les bassins versants et, aux fuites d’eau…. C’est une histoire passionnante du contrôle de l’eau et des rigoles qui apparaît dans ce livre. Les rigoles royales marquées par les bornes à fleur de lys s’arrêtent-elles sur leur versant ou incorporent-elles les chemins latéraux (dont profitent bon nombre de promeneurs du XXIe siècle pendant les beaux jours en ayant oublié ce qu’ils doivent à l’histoire) ? Comment gérer les racines, les passages de carrosses, les terriers d’animaux qui endommagent les conduites, ruinent les bords de rigoles ? Comment éviter l’altération de l’eau alimentaire par les cultures sur propriétés affermées ou par le lavage du linge du château dans ces mêmes rigoles?

La concurrence des activités entraîne une réglementation complexe des usages

La concurrence des activités entraîne une gestion des usages et la constitution de délits en interrelation avec les sociétés locales. La police des eaux et des flux est créée sous la dépendance de la Surintendance des Bâtiments du roi et toute une administration veille à la libre circulation des flux désormais orientés vers le château, tentant de donner un sens à cette imbrication des usages entre usage qui se veut public, c’est-à-dire rien d’autre que royal et cynégétique, et usages communaux ou privés agricoles. Il n’y a pas de logique légale qui opposerait selon notre rationalité, le bâti et le naturel, mais une logique d’usage entre ce qui est favorable à la chasse, les grandes allées, les prés et les champs de nourrissage animal et ce qui ne l’est pas. Mais comment punir quand le gibier ou l’eau n’appartiennent pas à la même administration royale que les murs ou les portes du parc, ou les arbres de bordure d’allées?

Alors le roi sévit et devient impérieux: « Le roi n’y sera tenu par aucune raison de justice ». Les grilles, les clôtures, les 24 portes royales enferment bientôt l’espace, portant préjudice à la libre circulation du gibier, des troupeaux et des hommes. Les ponts, symboles de l’autorité royale préservent les rigoles et les conduites et réparent les coupures de l’espace géographique et social. Autant de tensions sociales et de rapports de force sur le territoire du grand Versailles! Autant de peines de prisons, de départ aux galères pour des simples délits ruraux! Désordres, empiétements, vol de matériaux, obstructions traduisent une forte résistance des habitants riverains qui n’hésitent pas à inonder l’administration, de mémoires et pétitions.

La terre ne peut être laissée aux paysans en exploitation directe

La destruction des nuisibles à la chasse est contraire à l’utilité agricole et rurale de ces mêmes espèces (hiboux, pies, diverses « bêtes puantes »…). La difficile régulation des lapins et de leurs terriers crée une économie de la plainte et de l’affermage du droit de chasse destructive, prélude à d’autres négociations.

Ainsi naît l’idée qu’on ne peut laisser gérer des terres dans un domaine de chasse à des simples paysans, mais qu’il faut la confier à des fermiers compétents et expérimentés qui accepteront de faire cohabiter les intérêts des cultures pour le profit de la chasse royale. Une certaine forme d’orientation des dynamiques environnementales fait naître de nouvelles inégalités sociales. Les prix moyens des fermages semble être inférieur de 40 % à ceux pratiqués en dehors de la zone, en raison des contraintes de fourniture de grains foins et pailles pour les parcs à gibier et de l’entretien des infrastructures destinés à la chasse….

On assiste alors à un phénomène de concentration des exploitations dont la plus grande exploitation serait la ferme de Gally, au service du pouvoir. Mais ces fermiers profitent de leur localisation avantageuse proche d’un centre de consommation qui manque toujours de blé pour se nourrir et qui est prêt à payer au-dessus du cours du marché. Le blé devient la culture dominante de la région versaillaise en fonction du débouché de la bouche en cour.

Une partie du livre, qui ne saurait être résumée ici, évoque l’évolution de la gestion du gibier par les capitaineries du parc en dépit de l’intensité de la prédation royale. Cette gestion cynégétique, qui analyse le dynamisme des espèces naturelles, leur rapport avec d’autres espèces animales et végétales, la suppression des prédateurs, l’extension du couvert végétal, la présence des arbres à fruits (chênes, hêtre, châtaigniers) et la place des bois montre la complexité extrême mais fascinante de la nature dans laquelle l’homme ou le chasseur interviennent pour des besoins différentiés.

Pour les besoins énergétiques, décoratifs, ornementaux, pour le bois de charpente et de construction, une autre partie passionnante décrit la prédation en bois qui s’étend sur la partie nord de la France (voire jusqu’aux plantations de chênes rouges d’Amérique… non évoquées) , aspect de l’ouvrage qui ne demande qu’à être développée ultérieurement pour donner naissance à un espace plus large, concerné par cette économie versaillaise.

La croissance du château de Versailles a créé un décalage écologique entre les besoins environnementaux de cette concentration urbaine et les capacités de cet espace à y répondre et à absorber ses rejets.

La stratification sociale sort bouleversée de cette économie de la chasse au service du gibier et non des hommes. La tension devient forte entre le roi, assimilé par la tradition, au père nourricier et protecteur, garant de l’économie des subsistances et, ce souverain devenu localement un seigneur prédateur.

La pression sociale et la sécheresse sont telles qu’en 1781, à peine un siècle après l’installation, le conseil est donné au roi d’abandonner Versailles, puis plus tard de détruire Versailles, devant l’incapacité à gérer ce monstre en bâtiments et en jardins, bien avant la remise en cause politique de la Révolution.

Ce livre innovant montre la distinction entre le rythme, plus court, de la vie des sociétés humaines qui explosent parfois en crise révolutionnaire, et la vie biologique, au rythme d’évolution plus lent, qu’il en semble immobile et immuable à l’œil humain, bien que modifié en profondeur et de façon irrémédiable.

Ce livre intègre à un objet historique, sa dimension environnementale. L’étude de cette histoire naturelle appliquée à Versailles donne une idée, conclut Grégory Quenet, de la richesse de l’histoire environnementale appliquée à la France. Les matérialités environnementales, leurs dynamiques à l’horizontale, à la verticale (égout, puits, tunnel, aqueduc, viaduc…), à l’échelle locale, régionale voire française, créent des espaces nouveaux, des défis écologiques ainsi que des déséquilibres dans la biodiversité et la société.

L’économie politique de la cour a séparé les hommes, de la nature cultivée. Pour retrouver les représentations des valeurs concurrentes de cet absolutisme du pouvoir sur la nature, pour écouter la volonté des paysans et de leurs femmes, des habitants des villages du plateau, des artisans et des marchands de vivre sur cet espace versaillais, il fut nécessaire à Grégory Quenet de réexaminer les sources manuscrites et non les imprimés officiels de la monarchie.

Après cette lecture d’une histoire fascinante sur le domaine de Versailles, modèle conceptuel pour des approches plus larges évoquées dans son ouvrage, je laisse la parole au Professeur Quenet : « Qui croirait encore que les forces sociales dominantes ne sont pas capables de détruire elles-mêmes la nature qui fournit les bases de leur prospérité » ?

Pascale Mormiche
Université de Cergy-Pontoise